Jean Jaurès neutralité (3)
Jean Jaurès, La valeur des maîtres (25 octobre 1908)
Les controverses au sujet de la neutralité continuent ; mais, en vérité, quand on va, par des exemples précis, au fond des choses, comment est-il possible de concevoir un enseignement d’indifférence et d’équilibre qui ne conclurait ou même qui ne marquerait sa tendance en aucune des questions vitales ? Peut-on concevoir, par exemple, que le maître, racontant les guerres de religion qui ont si longtemps et sous tant de formes diverses déchiré et ensanglante l’humanité, déchiré et ensanglanté la France, ne fasse pas valoir avec force la sublimité de la tolérance, le droit absolu de toutes les consciences, de toutes les intelligences humaines à interpréter librement l’univers et à communiquer aux autres esprits par la persuasion le rythme de leur propre vie intérieure ?
Ou encore le maître qui expose la fin de l’Ancien Régime, l’avènement douloureux, puissant et convulsif du monde moderne, pourra-t-il se défendre d’une adhésion enthousiaste à l’idée de la souveraineté nationale et du contrôle populaire ? Lui sera-t-il interdit de s’émouvoir aux grandes pensées des plus nobles révolutionnaires, aux plans d’éducation, aux rêves d’organisation sociale et de justice d’un Condorcet ? Et enfin, quand l’instituteur du peuple résumera l’effort de la France depuis cent années, n’aura-t-il pas le droit de s’émouvoir des souffrances ouvrières, de mettre en opposition, dans un tableau de lumière et d’ombre, les progrès de la science et les conquêtes de la civilisation, avec ces horribles misères prolétariennes dont les livres de Buret et les enquêtes de Villermé contiennent, pour le règne de Louis-Philippe, l’authentique et terrible témoignage ? Ne pourra-t-il pas faire sentir aux enfants ce qu’il y a de grand dans l’Esperance de libération qui a soutenu à travers toutes les épreuves la classe ouvrière et dans 1’effort des travailleurs pour préparer un ordre nouveau plus fraternel et plus juste, qui exigera de tous les hommes plus de lumière, plus d’autonomie, plus de volonté ? Condamner au silence sa bouche et son cœur même sur ces grands sujets, ce serait glacer son enseignement. Ce serait bientôt abaisser le maître lui-même.
Rien n’est facile, en effet, comme cette sorte de neutralité morte. II suffit de parcourir la surface des choses et des évènements, en notant les clartés, le matériel des faits, sans essayer de rattacher les faits à des idées, d’en pénétrer le sens, d’en marquer la place dans les longues séries d’efforts humains qui aboutissent à des crises généreuses.
Le difficile, au contraire, pour le maitre, c’est de sortir de cette neutralité inerte sans manquer à la justice. Le difficile, pour reprendre les exemples que je donnais tout à l’heure, c’est de glorifier la tolérance sans être injuste avec les hommes qui longtemps ont considère la persécution comme un devoir dans l’intérêt même des âmes à sauver. II n’est que de lire les œuvres mêmes, les écrits, les discours de Michel de l’Hospital pour voir comme il était difficile aux esprits les plus élevés, les plus conciliants, d’atteindre d’emblée à l’idée de la tolérance absolue. Au début il hésite : il fait au dogmatisme intolérant et persécuteur des concessions redoutables, et on sent que ce n’est pas chez lui prudence de politique oblige de manœuvrer entre les partis et de laisser un peu de jeu aux passions mêmes qu’il veut brider; non, c’est l’embarras d’une conscience aux prises avec un problème nouveau, qui nous parait aujourd’hui très facile à résoudre, mais dont l’humanité la plus cultivée, la plus délicate, a mis des siècles et des siècles à entrevoir la solution. Le paganisme a été persécuteur, même à Athènes. Le protestantisme, au moment même ou il revendiquait contre Rome le droit d’interpréter directement les livres saints, frappait les dissidents. Luther, d’humeur si large et si joviale, a persécuté. Rien n’est poignant comme de voir, dans l’introduction du livre de Calvin sur l’Institution chrétienne, avec quelle force il s’élève contre les persécutions de François Ier ; avec quelle fierté il affirme les droits de conscience, pour un dissentiment à propos de la Trinité. Qu’est-ce à dire ? C’est que la conscience humaine ne s’élève que lentement, douloureusement, à certains sommets. Il convient à l’historien, à l’éducateur, d’être indulgent à ceux qui s’attardèrent dans des préjugés funestes, et de glorifier d’autant plus ceux qui eurent la force de gravir les sommets, de glorifier surtout la beauté même de l’idée.
Mais qui ne voit que cet enseignement, ou l’équité est faite non d’une sorte d’indifférence, mais de la plus large compréhension, suppose chez le maître une haute et sérieuse culture ? Cette façon d’enseigner l’oblige à un perpétuel effort de pensée, de réflexion, à un enrichissement constant de son propre esprit.
II serait aisé de le montrer aussi à propos de la Révolution française et à propos du mouvement ouvrier et socialiste moderne. Là aussi, pour pouvoir sympathiser avec les forces de progrès et de mouvement sans méconnaître la valeur des idées et des forces du passé, pour être vivant et ému sans être sectaire, le maître aura besoin d’une large provision de pensées. Cacher aux enfants la lutte des classes qui s’est développée, sous des formes diverses, tout au long de l’histoire, et qui prend forme aujourd’hui dans la lutte du capitalisme et du prolétariat, ce serait supprimer pour eux un des aspects essentiels de l’histoire humaine. Mais résumer cette lutte en formules trop sommaires, trop âpres, ce serait fausser aussi et mutiler l’histoire. L’effort multiple et incertain du prolétariat est extrêmement complexe. Ses rapports avec la démocratie depuis le babouvisme jusqu’au syndicalisme de l’heure présente ont été très variables. II est visible que la classe ouvrière ne peut s’affranchir pleinement et assumer la reconstitution de l’ordre social que par un labeur immense. Donner aux enfants, par le commentaire des faits, tout ensemble l’enthousiasme et le sérieux, l’élan et la gravité, c’est une tâche difficile et ou le maitre ne pourra réussir que s’il possède vraiment le sens de l’histoire du siècle. Mais le sentiment même de cette difficulté sera pour l’instituteur un stimulant admirable à l’Etude, au travail, au progrès incessant de l’esprit. La neutralité, au contraire, serait comme une prime à la paresse de l’intelligence, un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit.
Publié dans la Revue de l’enseignement primaire supérieur du 25 octobre 1908.