Jean Jaurès neutralité (2)

Jean Jaurès, De la neutralité (11 octobre 1908)

L’hypocrisie de ses origines suffirait à condamner la campagne pour la « neutralité scolaire. Cette neutralité est demandée d’abord par ce parti clérical qui, lui, essaie d’imposer ses conceptions, ses dogmes, à la vie, à l’histoire et à la nature elle-même. Ne pouvant plus emplir tout l’enseignement de sa pensée despotique, il veut du moins que l’enseignement soit vide. À ce parti clérical se joignent des alliés à peu près aussi suspects : ce sont ces bourgeois au républicanisme conservateur qui, tant qu’ils se sont crus les maîtres définitifs de la République et de l’école, se sont servis de l’enseignement pour leurs desseins bornés. Ils y ont propagé un anticléricalisme souvent subalterne, superficiel et frivole, et une forme de patriotisme étroite, basse, haineuse, exclusive, qui n’avait rien de commun avec ce patriotisme supérieur, le « patriotisme européen », dont M. Pichon parlait l’autre jour, sans savoir d’ailleurs ce qu’il disait.

Maintenant que ces faux libres penseurs et ces nationalistes inavoués voient l’esprit nouveau dont se pénètrent les instituteurs, un esprit largement humain et socialiste, ils craignent que, par eux, cette pensée nouvelle se communique aux enfants du peuple : et ils réclament soudain une neutralité qu’ils ont si longtemps violée et qui n’est que le bâillon sur des bouches dédaigneuses des vieux mots d’ordre.

Mais cette neutralité a d’autres vices plus profonds. Elle aurait ce double effet désastreux de réduire au minimum l’enseignement du peuple et de réduire au minimum la valeur des instituteurs.

Un jour viendra (M Lavisse lui- même l’a annoncé naguère dans son discours aux écoles de Nouvion) où l’enseignement primaire sera élargi. La durée de la scolarité sera accrue, et une vue d’ensemble du mouvement humain sera présentée aux écoliers. Une idée générale de l’histoire des religions entrera nécessairement dans ce programme, car elles sont un des faits essentiels, peut-être sont-elles le fait essentiel de l’histoire humaine. Ce jour- là, inévitablement l’instituteur rencontrera des problèmes où il sera exposé sans cesse à heurter la « neutralité », par le simple énoncé des faits désormais acquis par la science.

Notez qu’il pourra exposer ces faits, résumer par exemple l’histoire des livres sacrés de la Judée, sans blesser en rien les croyances mêmes religieuses. Il pourra montrer, d’après le résumé qu’a publié récemment M. Guignebert, que les diverses parties de la Bible se réfèrent à d’autres dates que celles que leur assigne communément l’Église. Mais, quels que soient les résultats de la critique historique, c’est un fait aussi, et nullement négligeable, que les livres hébreux ont exercé une influence sur les esprits et les consciences. C’est un fait que le message hébraïque, appel douloureux et véhément à la justice de l’avenir, s’est élargi, dans la pensée du Christ, en un messianisme universel, à la fois humain et cosmique, qui affirme que le monde humain et tout l’univers même seront renouvelés pour se conformer à la justice et à l’amour. Et ce prodigieux élan vers l’avenir, transmis à la science moderne et à la démocratie socialiste, lui a communiqué une sorte de frisson religieux.

C’est un fait que les plus grands et souvent les plus libres esprits, sans se laisser arrêter aux difficultés critiques et aux contradictions des textes, ont puisé à ces sources ardentes. C’est un fait qu’aujourd’hui encore bien des chrétiens, ou d’origine protestante comme M Wilfrid Monot, ou d’origine catholique comme le groupe de M Loisy, croient, tout en acceptant les résultats de la critique moderne, que des vérités d’ordre transcendant se sont révélées dans un mouvement historique. Quand l’instituteur exposera, à propos de l’histoire de la Judée et de ses livres religieux, les résultats de la critique et de l’exégèse, il aura présent à l’esprit tous ces faits : et sans rien atténuer de la vérité scientifique et objective, il saura, par scrupule de vérité totale et humaine, éviter toute ironie offensante, toute forme de négation brutale et définitive.

Il indiquera aux enfants que c’est leur conscience, affranchie de toute contrainte, que c’est leur esprit, développé par la réflexion, par l’étude, par l’expérience de la vie, qui statuera sur ces grands problèmes. Ainsi, les questions les plus délicates, celles que la théorie de la neutralité entend proscrire, pourront entrer un jour dans le cercle élargi de l’enseignement primaire, sans qu’aucune conscience ait le droit de protester. Qu’on ne croie pas que ces vérités complexes, où le souci de la réalité objective se concilie avec le respect de toutes les hautes et mystérieuses aspirations, dépassent l’intelligence des enfants. Elle a parfois des intuitions surprenantes, de merveilleux pressentiments. L’autre jour, deux enfants de dix ans, qui ne sont pas particulièrement méditatifs, mais très remuants, au contraire, très épris de jeu, m’ont posé coup sur coup deux questions qui révèlent à quelles profondeurs descend spontanément la pensée enfantine. L’un d’eux me demanda brusquement : Est- ce que la vie n’est pas un rêve ? Peut- être que nous rêvons en ce moment-ci. Et l’autre, ayant entendu parler de Jupiter comme un dieu adoré par les anciens, me dit tout à coup : Est- ce qu’il a existé ? Le contenu de ces deux questions est énorme ; et il sera possible, même avec les enfants, de porter l’enseignement assez haut pour que les vérités scientifiques les plus directement contraires à quelques- unes des notions inculquées à leur esprit par la famille ou par l’Église affranchissent et fortifient leur pensée sans la meurtrir. J’ai pris l’exemple le plus difficile, le plus redoutable. Ce n’est donc pas en mutilant et en abaissant l’enseignement par un système de neutralité tyrannique et inquisitoriale, c’est en l’agrandissant, au contraire, et en l’élevant, qu’on évitera toute violence aux esprits.

Je voudrais montrer dans mon prochain article* comment la « neutralité » abaisserait le niveau de pensée et de savoir des maîtres.

Publié dans la Revue de l’enseignement primaire supérieur du 11 octobre 1908.


  • voir l’article “La valeur des maîtres” du 25 octobre 1908