Ferdinand Buisson neutralité (4)

Ferdinand BUISSON

« Rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. »

[Deux points à relever dans cet extrait : 1° « la laïcité ou la neutralité… » : laïcité et neutralité sont synonymes ici, et il s’agit exclusivement de la neutralité confessionnelle. Une école ou un État laïques sont neutres d’un point de vue religieux ou confessionnellement. Cette neutralité est définie comme indépendance à l’égard de tout pouvoir religieux, liberté ou non-domination de l’école et de l’État par quelque religion que ce soit, refus d’un quelconque « droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto » d’une religion concernant les matières civiles ; 2° « le lent travail des siècles » : la laïcité est décrite comme résultant d’un processus, la sécularisation, qui se caractérise par l’émancipation progressive de toutes les fonctions sociales et politiques de la stricte et rigoureuse tutelle religieuse.]


Laïcité. (article)

[…] La laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe.

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1ère éd., 1882-1887, page 1469