Ferdinand Buisson neutralité (2)

Ferdinand BUISSON

« Distinguons d’abord deux questions que l’on confond souvent la laïcité du personnel enseignant et la laïcité de l’enseignement lui-même. »

Laïcité. (article) […]

La laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe.

Un seul domaine avait échappé jusqu’à ces dernières années à cette transformation : c’était l’instruction publique, ou plus exactement l’instruction primaire, car l’enseignement supérieur n’était plus tenu depuis longtemps à aucune sujétion, et, quant à l’enseignement secondaire, il n’y était astreint que pour ses élèves internes, c’est-à-dire en tant que l’État se substituant aux familles est tenu d’assurer aux enfants, dans les murs des collèges où ils sont enfermés, les moyens d’instruction religieuse qu’ils ne peuvent aller chercher au dehors.

L’enseignement primaire public, au contraire, restait essentiellement confessionnel : non seulement l’école devait donner un enseignement dogmatique formel, mais encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l’école, maîtres et élèves, programmes et méthodes, livres, règlements, était placé sous l’inspection ou sous la direction des autorités religieuses.

[…] La législation française de 1882 est une de celles qui ont le plus logiquement et le plus complètement établi le régime de la laïcité. Après quelques mois d’expérience, nous ne pouvons pas prétendre en apprécier les résultats ; mais, le principe posé, nous pouvons examiner les diverses difficultés qu’il rencontrera dans l’application.

Distinguons d’abord deux questions que l’on confond souvent la laïcité du personnel enseignant et la laïcité de l’enseignement lui-même.

I. Laïcité du personnel enseignant. — Que les écoles publiques ne doivent employer comme personnel enseignant que des laïques, ce n’est point un axiome, et ce n’est pas davantage une conséquence rigoureuse du principe même de l’enseignement laïque. Longtemps les congrégations religieuses, sorte de personnel auxiliaire et de corps enseignant à la discrétion de l’Église, ont eu en fait le monopole de ces fonctions : ce monopole est détruit et nous ne le regrettons pas […].

Est-ce à dire que la loi doive exclure de toutes fonctions dans l’enseignement public tout membre d’une congrégation ? Une distinction est nécessaire : on peut soutenir qu’il y a lieu d’exclure la congrégation sans exclure le congréganiste.

En effet, qu’a-t-on le plus universellement et le plus justement reproché aux communautés religieuses dans l’exercice de leurs fonctions enseignantes ? C’est qu’elles ne relèvent pas en réalité de l’État et de l’Université qu’elles sont censées servir ; elles ne lui obéissent qu’en apparence et ne lui apportent qu’une déférence tout extérieure : les seuls véritables chefs dont la congrégation suive de cœur les préceptes et révère l’autorité, ce sont ses chefs spirituels, et rien n’est moins étonnant. […] La loi ne peut concéder à une corporation quelconque ce droit d’interposition, et ce privilège de constituer une sorte de petit État dans l’État. L’Université ne doit connaître que des instituteurs et des institutrices individuellement nommés et individuellement responsables. Quel que soit le nom qu’ils prennent et l’habit qu’ils portent, tous doivent être nommés, déplacés, payés, récompensés ou punis de la même façon et par les mêmes autorités. La disparition du régime exceptionnel en faveur des congrégations est donc la première réforme qui s’impose aujourd’hui pour que la réorganisation de l’enseignement national soit complète et efficace.

Mais cette réforme entraîne-t-elle l’exclusion individuelle de tout instituteur congréganiste ? Nous ne le pensons pas. Le fait d’appartenir à une association religieuse — sauf le cas où il s’agirait d’une société illicite, non autorisée, en révolte contre les lois — ne doit pas plus constituer à l’avenir un cas d’indignité, qu’il n’aurait dû dans le passé conférer un titre ou un privilège spécial. La loi exige de celui qui veut être instituteur public ou privé certaines conditions et certaines garanties : elle lui impose certaines obligations sous le contrôle d’autorités compétentes. On ne voit pas pourquoi elle frapperait d’interdit une catégorie quelconque de citoyens. De même qu’elle ignore s’ils sont catholiques, protestants, israélites, elle peut ignorer s’ils ont fait vœu de célibat, s’ils portent la soutane ou le béguin. Ils seront dans le droit commun, le jour où on les nommera dans les mêmes formes et aux mêmes conditions que leurs collègues laïques s’ils s’y soumettent, pourquoi maintenir une distinction entre eux et les autres ? […]

Le problème à résoudre est de ne créer ni une situation exceptionnelle au bénéfice d’aucune congrégation, ni inversement une situation exceptionnelle au détriment d’aucun citoyen, congréganiste ou autre. Et c’est précisément le résultat qu’on atteindrait en reconnaissant le droit individuel du congréganiste et en niant le droit collectif de la congrégation. […]

Il est possible aussi que, le progrès des mœurs y aidant, un certain nombre d’instituteurs et d’institutrices d’une valeur réelle se décident à exercer dans les conditions ordinaires, tout en se réservant le droit de rentrer chaque jour, leurs classes faites, dans leur communauté pour y continuer des pratiques religieuses qui appartiennent au domaine de la vie privée.

Il. Laïcité de l’enseignement proprement dit ou laïcité du programme. — Que faut-il entendre par ces mots, et de quel degré de rigueur sont-ils susceptibles ? Nous estimons qu’il faut les prendre dans le sens qui se présente le premier à l’esprit, c’est-à-dire dans leur acception la plus correcte et la plus simple : l’enseignement primaire est laïque, en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux. L’école, de confessionnelle qu’elle était, est devenue laïque ou non confessionnelle […] : elle est « neutre quant au culte ».  Les élèves de toutes les communions y sont indistinctement admis, mais les représentants d’aucune communion n’y ont plus autorité, n’y ont plus accès.

C’est la séparation, si longtemps demandée en vain, de l’église et de l’école. L’instituteur à l’école, le curé à l’église, le maire à la mairie. Nul ne peut se dire proscrit du domaine où il n’a pas entrée : c’est le fait même de la distinction des attributions, qui n’a rien de blessant pour personne ni de préjudiciable pour aucun service.

Réduit à ces termes, le problème de la laïcité ne peut donner lieu ni à de bien vives discussions ni à des difficultés sérieuses, quelques efforts qu’on tente pour les faire naître. Mais est-il possible de se tenir à ces lignes générales ? […] Suffit-il que le prêtre n’entre pas dans l’école, que le catéchisme n’y soit pas enseigné ni les prières récitées, pour que l’enseignement soit laïque ? Si l’instituteur lui-même a des convictions religieuses, comment ne les communiquera-t-il pas à ses élèves ? […] Ainsi envisagé, le problème s’élève et s’étend, la question législative et administrative fait place à la question philosophique et pédagogique. […]

Si par laïcité de l’enseignement primaire il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons pas à dire que c’en serait fait de notre enseignement national. […]

L’enfant du peuple a besoin d’autre chose que de l’apprentissage technique de l’alphabet et de la table de Pythagore ; il a besoin, comme on l’a si heureusement dit, d’une éducation libérale, et c’est la dignité de l’instituteur et la noblesse de l’école de donner cette éducation sans sortir des cadres modestes de l’enseignement populaire. Or qui peut prétendre qu’il y ait une éducation sans un ensemble d’influences morales, sans une certaine culture générale de l’âme, sans quelques notions sur l’homme lui-même, sur ses devoirs et sur sa destinée ? Il faut donc que l’instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu’un maître de langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète. Il faut qu’il continue à avoir charge d’âmes, et à en être profondément pénétré. Il faut qu’il ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu’à l’esprit, de surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux. « Il y a deux espèces de neutralité de l’école, disait très bien le ministre de l’instruction publique au cours de la discussion de la loi : il y a la neutralité confessionnelle et la neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la neutralité confessionnelle. »


Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1ère éd., 1882-1887 (pages 1470 à 1472)