Ferdinand Buisson neutralité - Partie 1
Ferdinand BUISSON
« Depuis qu'il est question de neutralité de l'école, partisans et adversaires du système ont toujours entendu par là la neutralité religieuse exclusivement. »
Les 3 sens de la neutralité religieuse
Neutralité. (article) — […] La première constatation à faire, c’est que depuis qu’il est question de neutralité de l’école, partisans et adversaires du système ont toujours entendu par là la neutralité religieuse exclusivement. […]
Quant […] Jules Ferry exposa au Parlement la théorie de la neutralité scolaire, il dit expressément à plusieurs reprises : « Nous n’avons promis ni la neutralité philosophique ni la neutralité politique ». Le bon sens en effet ne permet pas de concevoir une école qui, par définition, se proposerait la neutralité absolue, c’est-à-dire s’interdirait de parler. Car le langage le plus familier, celui que l’enfant doit apprendre pour comprendre tout le monde et en être compris, emploie constamment et couramment des mots qui supposent, si on les presse, certaines notions philosophiques et sociologiques. Dans le premier rapport qui ait été fait au Conseil supérieur sur le nouvel enseignement de la morale, M. Paul Janet réfutait déjà par l’absurde la prétention qu’il osait à peine prévoir : celle qui « de progrès en progrès et sous prétexte de neutralité, en viendrait à interdire d’enseigner le devoir, la famille, la propriété, la patrie ». Au point de vue proprement politique, Jules Ferry disait non moins catégoriquement, en parlant d’une école, d’un maître, d’un livre qui prétendrait _« _diffamer la Révolution française ou dénigrer la République » : « Jamais nous ne nous sommes engagés à les tolérer ».
Il s’agissait donc bien au début et, de fait, il s’est toujours agi, de la neutralité en matière religieuse : c’est à celle-là que se sont toujours réduites, que se ramènent encore, de nos jours, les controverses mêmes qui semblent dépasser le plus cet objet en affectant de s’en prendre à tous les enseignements.
Mais encore que faut-il entendre par « neutralité religieuse » ? […]
La neutralité scolaire peut s’entendre de trois objets : de l’école, du personnel, de l’enseignement.
La neutralité de l’école, c’est le fait légal. L’école publique, d’abord, ne dépend plus de l’Église et ne s’y rattache plus par aucun lien. Aucun prêtre n’y a plus accès, encore moins autorité. L’école est neutre, en ce sens qu’elle reçoit indistinctement et traite sur le pied de la plus parfaite égalité les enfants de tous les cultes et aussi ceux qui n’appartiennent à aucun culte. Elle est neutre en ce qu’elle ne se charge plus d’enseigner aucune partie de la religion, ni même de préparer les leçons de catéchisme en en faisant réciter la lettre aux enfants, ni de les conduire aux offices, ni de veiller à l’accomplissement des devoirs religieux. Elle est neutre aussi en ce que, sans leur imposer aucune pratique, elle leur laisse, la loi le veut, tout le temps nécessaire pour l’instruction religieuse et ses compléments.
La neutralité du personnel s’entend d’abord de ce fait que l’autorité scolaire n’a point à s’enquérir de la religion du postulant ou des pratiques cultuelles du titulaire. […]
Mais pour que le personnel soit réellement neutre, il faut aller plus loin. Nos lois scolaires ont admis d’abord, depuis 1880, le droit pour l’État de laïciser le personnel de l’enseignement primaire public, c’est-à-dire de remplacer les religieux et les religieuses chargés de l’enseignement dans les écoles communales par des instituteurs et des institutrices laïques […]. La loi du 7 juillet 1904 étendit la suppression de l’enseignement congréganiste aux écoles privées […]. La loi ne saurait reconnaître à un groupement de combat et de prosélytisme contre les principes fondamentaux de la société démocratique la qualité de personne civile collectivement autorisée à ouvrir et à diriger des établissements d’enseignement. La première condition requise d’un maître, c’est qu’il n’ait pas substitué à sa propre personnalité celle de chefs spirituels auxquels il a solennellement promis l’obéissance passive. Dans de telles conditions, ce n’est pas seulement la neutralité, c’est même l’impartialité élémentaire qui lui est impossible dans son enseignement.
Il est à noter d’ailleurs que cette interdiction de l’établissement congréganiste d’enseignement ne se traduit pas en une interdiction d’enseigner appliquée à la personne. Le même homme, la même femme qui exerçait les fonctions enseignantes au nom d’une congrégation religieuse peut les continuer personnellement aux mêmes conditions d’âge, de brevet, etc. C’est la congrégation seule qui est frappée par la loi, chacun de ses membres gardant la plénitude de ses droits de citoyen, et, le cas échéant, d’instituteur dans les termes du droit commun. […]
Enfin, il reste à définir la neutralité de l’enseignement lui-même. Et c’est des trois points le plus délicat. C’est là que se heurtent en un conflit inévitable deux conceptions politiques auxquelles correspondent deux théories pédagogiques entre lesquelles il faut prendre parti.
Aux yeux de l’Église, la neutralité de l’enseignement est, en soi, une erreur absolue et absolument condamnable. […] Non seulement l’Église a combattu de toutes ses forces la séparation de l’Église et de l’école comme la séparation de l’Église et de l’État, mais, après vingt-cinq ans de pratique du nouveau régime scolaire et, […] elle a, dans la seconde déclaration des évêques de France (septembre 1909), prononcé à nouveau dans toute son intransigeance la condamnation du principe même de cette neutralité. Ce texte, qui est comme le résumé autorisé de la doctrine de l’Église, mérite d’être cité :
« Il y a environ trente ans que, par une déplorable erreur ou par un dessein perfide, fut introduit dans nos lois scolaires le principe de la neutralité religieuse : principe faux en lui-même, et désastreux dans ses conséquences. Qu’est-ce, en effet, que cette neutralité, sinon l’exclusion systématique de tout enseignement religieux dans l’école, et, par suite, le discrédit jeté sur des vérités que tous les peuples ont regardées comme la base nécessaire de l’éducation ? […] « Léon XIII […] déclarait que l’école neutre est contraire à la foi, aux bonnes mœurs et au bien social […]. »
Pour l’Église, l’enseignement est neutre s’il s’abstient de tout ce qui pourrait, de près ou de loin, combattre ou contrarier non seulement le dogme catholique, mais les idées chères au catholicisme dans tous les ordres, notamment les opinions historiques relatives aux événements de toute nature où l’Église s’est trouvée mêlée. Du moment que l’enseignement tendrait à faire aimer ce que n’aime pas l’Église, par exemple la liberté de conscience, à faire approuver les lois qu’elle désapprouve, telles que le mariage civil, le divorce, toutes les lois de laïcité dans tous les domaines, à faire accepter les institutions du monde moderne et les tendances qu’elle résume, avec colère et dédain, sous le nom de « libéralisme », cet enseignement n’est pas neutre à ses yeux, il est hostile, il est pour elle une offense et une attaque d’autant plus dangereuse que la forme en sera plus modérée.
Pour l’État, au contraire, l’enseignement sera neutre s’il s’abstient de toute incursion dans le domaine des croyances religieuses, s’il se garde également de plaider pour ou contre aucune d’elles, s’il évite toute allure de propagande agressive ou de prosélytisme soit confessionnel, soit anticonfessionnel. Mais il doit affirmer les vérités scientifiques sans se mettre en peine de savoir si l’Église les a condamnées, les vérités historiques sans se préoccuper de les faire tourner invariablement à l’honneur du Vatican, les vérités politiques et sociales, essence de la démocratie, sans se soucier de les mettre d’accord avec la politique passée ou présente du parti catholique.
Il est évident que ces deux conceptions s’opposent directement l’une à l’autre et s’excluent. Il faut choisir. À l’école, l’une des deux doit l’emporter. Ou c’est l’Église qui y fait la loi, ou c’est la société civile. Si l’école laïque est l’institution nationale par excellence, ce n’est pas aux lois de l’Église, c’est à celles de l’État qu’elle doit obéissance. Foi contre foi : ou la foi religieuse ou la foi civique. Ou défendre les droits de l’Église, société d’origine divine et autorisée à commander au nom de Dieu, ou défendre les droits de l’homme, garantis par les institutions démocratiques, c’est-à-dire par toutes les « libertés » que le _Syllabus _frappe d’anathème. Il n’y a pas de milieu. Une conciliation ne serait possible que si l’Église, consentant à n’exercer son ministère et son magistère qu’en matière spirituelle et dans la sphère cultuelle, reconnaissait purement et simplement la suprématie de l’État dans l’ordre civil, politique et social, ce qui aboutirait précisément à la théorie de la neutralité dans l’école.
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 2ème éd. 1911