Ferdinand Buisson neutralité (3)
Ferdinand BUISSON
« Nous avons dit que la seule neutralité instituée par le législateur français est la neutralité religieuse. Beaucoup d’esprits ne s’en contentent plus. »
La neutralité scolaire n’est pas l’absence de parti pris en morale et en politique. Faut-il suivre ceux qui s’en plaignent, demande Buisson, et exigent une complète neutralité qu’ils appellent : impartialité ?
Neutralité. (article) — […] La première constatation à faire, c’est que depuis qu’il est question de neutralité de l’école, partisans et adversaires du système ont toujours entendu par là la _neutralité religieuse _exclusivement. […]
Quant […] Jules Ferry exposa au Parlement la théorie de la neutralité scolaire, il dit expressément à plusieurs reprises : « Nous n’avons promis ni la neutralité _philosophique _ni la _neutralité politique ». _Le bon sens en effet ne permet pas de concevoir une école qui, par définition, se proposerait la neutralité absolue, c’est-à-dire s’interdirait de parler. […]
Il reste à définir la neutralité de l’enseignement lui-même. […]
Pour l’État, […] l’enseignement sera neutre s’il s’abstient de toute incursion dans le domaine des croyances religieuses, s’il se garde également de plaider pour ou contre aucune d’elles, s’il évite toute allure de propagande agressive ou de prosélytisme soit confessionnel, soit anticonfessionnel. Mais il doit affirmer les vérités scientifiques sans se mettre en peine de savoir si l’Église les a condamnées, les vérités historiques sans se préoccuper de les faire tourner invariablement à l’honneur du Vatican, les vérités politiques et sociales, essence de la démocratie, sans se soucier de les mettre d’accord avec la politique passée ou présente du parti catholique. […]
Nous avons dit que la seule neutralité instituée par le législateur français est la neutralité religieuse. Beaucoup d’esprits ne s’en contentent plus. Leur thèse se présente avec l’allure d’un dilemme de portée générale.
Ou la neutralité est due par l’État aux familles dont il élève les enfants ; ou elle ne l’est pas.
En d’autres termes : ou la neutralité est possible parce qu’elle est nécessaire, ou elle ne l’est pas.
Si elle ne l’est pas, si elle n’est qu’un leurre, une illusion, une promesse vaine, s’il n’y a pas d’enseignement neutre, si tout enseignement est tendancieux et n’a pas d’autre raison d’être, renonçons à une apparence décevante et à des précautions dérisoires. L’État enseigne sa vérité, comme l’Église la sienne. Le professeur laïque, républicain, libre-penseur, fait de la propagande pour ses idées comme en fait pour les idées contraires le professeur clérical et réactionnaire. Conclusion : le monopole de l’enseignement pour l’État, en tout enseignement une doctrine d’État, une science d’État, exactement le contrepied de la prétendue neutralité du régime actuel.
Que si vous répugnez à cette solution autoritaire, à cette suppression de la liberté aux individus et aux associations, à cette mainmise sur la jeune génération par la génération qui la précède, alors recourez au système libéral, mais soyez libéral pour tout de bon. Faites de la neutralité, mais vraie et complète. Soyez assez neutre pour respecter sincèrement le droit de l’enfant à penser sans vous et autrement que vous. Dès lors vous ne lui enseignerez plus avec autorité que les éléments des sciences exactes et les connaissances usuelles indispensables pour la vie, le langage, la lecture, l’écriture, le calcul, les nomenclatures de faits, de dates, de noms propres. Mais sur tout ce qui est affaire d’opinion, vous vous garderez bien de lui inculquer la vôtre. Que ce soit vrai en religion, vous l’admettez déjà. Mais cela n’est pas moins vrai en histoire, en politique, en économie politique, en sociologie, en art, en littérature, en morale même.
D’où une théorie de la neutralité scolaire aboutissant à une transformation totale de l’enseignement. Au lieu de viser à faire passer à nos enfants nos croyances, nos convictions, nos partis-pris, nos préjugés ou nos principes, l’école viserait désormais à leur laisser toute leur liberté d’examen, de comparaison et de choix. Elle mettrait son point d’honneur à ne peser d’aucune manière sur les esprits jeunes et incapables de se décider par eux-mêmes. Pour cela, elle se bornerait à leur donner les matériaux du jugement, les éléments de la décision à intervenir ultérieurement. Elle leur exposerait les faits, tous les faits ; elle leur donnerait les arguments, tous les arguments, pour et contre. Et, cette information largement fournie, elle suspendrait tout jugement jusqu’à ce qu’il soit possible aux élèves d’en former un eux-mêmes en parfaite connaissance de cause.
D’où aussi le changement proposé du nom. À _neutralité _on substitue _impartialité. Il _ne s’agit en effet que d’une neutralité, provisoire, nécessitée par les circonstances, par l’âge de l’élève, par la délicatesse du maître, par l’esprit de la démocratie, par le respect des droits de l’homme dans l’enfant. C’est une simple mesure de sauvegarde protégeant la liberté du futur citoyen. On ne veut ni lui faire adopter d’emblée les conclusions qui sont les nôtres ni lui laisser ignorer ce qu’il faudra qu’il sache un jour pour conclure à son gré. Il suffit donc de l’en instruire impartialement sans prétendre lui dicter d’ores et déjà une appréciation qui ne serait qu’une répétition machinale de la nôtre.
Si l’on essaie de traduire en applications au détail des programmes cette vue générale sur l’esprit de neutralité ou d’impartialité scrupuleuse en toute matière, on rencontre de singulières difficultés.
Plus de jugements tout faits, appris et redits par cœur. C’est une méthode qui se justifie sans peine […]. Mais si cette sage méfiance, cette heureuse réaction contre l’abus des leçons de perroquet doit être encouragée dans plusieurs parties de l’enseignement, jusqu’où sera-t-il permis de la pousser ? La Ligue de l’enseignement qui, dans son 25e congrès à Biarritz, 1905, avait abordé le problème, n’y avait apporté qu’une réponse assez indécise. M. Dessoye, pour en faire apprécier la difficulté, avait cité quelques exemples que voici :
« S’il s’agit de la Réforme, de la révocation de l’édit de Nantes, de la Révolution, de la Restauration, d’un point quelconque d’histoire contemporaine ; ou bien le nom de Pascal est prononcé, qui évoque le souvenir des _Provinciales, _ou celui de Voltaire, de Diderot, que sais-je ? Le maître doit-il soigneusement éviter toute appréciation personnelle, de peur d’être en désaccord avec qui que ce soit ? À quel enseignement inerte, sans force, sans âme, sans vie, une telle conception n’aboutirait-elle pas ? Qu’est-donc que l’histoire à l’école primaire ? Une œuvre d’érudition ? Qui pourrait y songer ? Ou l’enseignement qu’en donne le maître ne sert à rien, ou il doit être, en même temps qu’une vue des principales choses du passé, une vivante leçon de morale, morale individuelle, morale politique, morale sociale. Et pour dégager cette morale, comment le maître pourrait-il ne pas laisser percer ici ou là son sentiment ? Quel rôle serait le sien, s’il en devait être autrement ? Bien entendu, ce sentiment ne saurait être en contradiction avec le caractère laïque de l’école […]. C’est, en somme, affaire de tact et de probité d’esprit. »
Cette conclusion se rapproche de celle qu’ont soutenue [les] partisans de l’impartialité scolaire substituée à la neutralité scolaire. Mais est-ce une conclusion ? N’est-ce pas plutôt le moyen de l’éluder en reculant indéfiniment la difficulté ? A quelque point que l’on s’arrête, le moment viendra où il faudra opter : ou revendiquer le droit d’inspirer à nos enfants nos idées et nos sentiments sur les hommes et les choses du passé, du présent et de l’avenir, ou y renoncer complètement. Dans le premier cas, l’école est active, efficace, productrice d’impressions décisives, mais elle n’est pas neutre. Dans le second, elle serait neutre, mais condamnée à un effacement qui lui ôterait presque toute action. Car si on l’étend à toutes les matières de l’enseignement, cet état de suspension de jugement, cette absence de décision entre deux tendances, deux directions de la volonté, est parfaitement antipathique à l’esprit de l’enfant, il est pour lui contre nature. On se flatte de développer par là chez lui l’esprit critique. Il est à craindre que ce ne soit plutôt l’esprit d’apathie, d’hésitation, d’irrésolution.
L’homme qui ne suit pas une orientation constante, l’homme qui n’obéit pas à une poussée de l’esprit dans un sens toujours le même, l’homme qui n’a pas une sorte de parti pris général dominant le détail de ses actes et de ses idées, n’est pas l’homme armé pour la vie et capable de jouer son rôle dans la société. Ce n’est donc pas vers un type semblable qu’il faudrait diriger la jeunesse, et il y aurait péril d’accroître singulièrement le nombre de ces « neutres » parmi les adultes si l’on portait trop loin le souci de la neutralité absolue devant les enfants. Combien d’entre eux n’auront ni le temps, ni le moyen, ni la force de parachever par eux-mêmes leur éducation ! Combien ne trouveront jamais plus l’occasion d’examiner à fond ces idées de devoir, de probité individuelle et collective, de liberté, de propriété, de patrie, d’humanité, de justice sociale, sur lesquelles l’école a pu tout au plus leur donner des clartés ! Si elle leur a refusé même ce secours, si surtout elle les a systématiquement plongés dans les ténèbres à force de leur faire trop voir les deux faces du problème et les deux aspects contraires de la solution de manière à les décourager de choisir, le résultat risquera d’être tout autre que celui qu’on rêvait.
C’est en raison de ces observations qu’à la suite du rapport de M. Dessoye dont nous avons cité quelques lignes, le Congrès de Biarritz s’est prononce sur la question de la neutralité par la déclaration suivante :
« Le Congrès,
« Considérant que, d’après les lois scolaires de la République, l’école primaire ne se borne pas à distribuer l’enseignement élémentaire, mais qu’elle est de plus un établissement d’éducation nationale qui doit exercer sur les enfants du pays l’action la plus propre à en faire des citoyens libres, conscients de leurs droits et de leurs devoirs,
« Émet les vœux suivants :
« 1° Que la neutralité de l’école primaire soit nettement définie par les lois et règlements ;
« Que cette neutralité, motivée à la fois par le respect de l’autorité des parents et par le jeune âge des élèves, soit limitée aux trois prescriptions suivantes :
« L’école doit rester étrangère :
« Aux questions religieuses ;
« Aux discussions métaphysiques ;
« Aux débats de la politique ;
« 2° Que l’instituteur, s’inspirant des principes de 1789 et appliquant la méthode rationnelle, se donne pour tâche essentielle de développer :
_« a) _Dans l’éducation intellectuelle, le respect et l’amour de la vérité, la réflexion personnelle, les habitudes de libre examen en même temps que l’esprit de tolérance ;
« _b) _Dans l’éducation morale, le sentiment du droit et de la dignité de la personne humaine, la conscience de la responsabilité individuelle en même temps que le sentiment de la justice et de la solidarité sociales ;
« c) Dans l’éducation civique, l’attachement au régime démocratique et à la République, qui en est la forme supérieure, et tout d’abord, parce qu’il prime forcément tous les autres, l’attachement à la patrie, avec la résolution d’accepter virilement toutes les charges civiques et militaires que sa défense nécessite, sans renoncer à l’espoir des progrès à venir vers la fraternité des peuples ;
« 3° Que, en dehors de ses fonctions, tout maître jouisse de la plénitude des droits de citoyen, sous la seule réserve de garder dans ses paroles et dans ses actes la mesure que lui impose sa mission d’éducateur national ;
« 4° Que les programmes soient révisés et les livres scolaires examinés en vue d’une conformité plus complète aux dispositions de la loi du 28 mars 1882 relatives à la laïcité de l’enseignement primaire. »
[…]
Dès 1905, du côté laïque, aussi bien que plus tard du côté opposé, on reconnaissait la nécessité de mieux préciser la neutralité scolaire. De plus, on en indiquait déjà les points litigieux, douteux ou périlleux. On essayait enfin de faire le départ entre les affirmations nécessaires sans lesquelles l’école perdrait beaucoup de sa vertu éducative, et la réserve non moins nécessaire sur tout ce qui, étant matière à contestations entre les hommes, ne doit pas être présenté aux enfants comme question tranchée. C’est là qu’en est encore à l’heure qu’il est en France la neutralité scolaire : c’est, comme tant d’autres, une notion qui évolue, une idée en devenir.
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 2ème éd. 1911
Remarque (S.C.) : la République a toujours défendu le principe d’une école engagée moralement et politiquement (et non pas neutre), précisément parce qu’elle est porteuse d’une Conception du Bien (du bien public, du bien-être social ou de l’épanouissement humain) ; en termes, elle défend une forme de perfectionnisme moral et politique en matière d’éducation.