Pierre Bayle
Pierre Bayle (1647-1706)
Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : contrains-les d’entrer, 1686, I, VI.
[…] De sorte que Dieu ne pouvant pas conférer le pouvoir d’ordonner que l’on le haïsse ou méprise, il est évident qu’il ne peut pas conférer l’autorité de commander qu’on agisse contre sa conscience. Par la même raison, il est évident que jamais les hommes qui ont formé des sociétés, et qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d’un souverain, n’ont prétendu lui donner droit sur leur conscience. Ce serait une contradiction dans les termes ; car pendant qu’un homme ne sera pas fou à lier, il ne consentira point qu’on lui puisse faire commandement de haïr son Dieu, et de mépriser ses lois clairement et nettement signifiées à la conscience, et intimement gravées dans le cœur ; et il est certain que lorsqu’une troupe de gens s’engagent pour eux et pour leur postérité à être d’une certaine religion, ce n’est pas qu’en supposant un peu trop légèrement, qu’eux et leur postérité auront toujours la conscience telle qu’ils se la sentent alors ; car s’ils faisaient réflexion aux changements qui arrivent dans le monde, et aux différentes idées qui se succèdent dans notre esprit, jamais ils ne feraient leur engagement que pour la conscience en général ; c’est-à-dire qu’ils diraient nous promettons pour nous et pour notre postérité de ne nous départir jamais de la religion que nous croirons la meilleure ; mais ils ne feraient pas tomber leur pacte sur tel ou tel article de foi. Savent-ils si ce qui leur paraît vrai aujourd’hui le leur paraîtra d’ici à trente ans, ou le paraîtra aux hommes d’un autre siècle ? Ainsi ces engagements sont nuls de toute nullité, et excèdent le pouvoir de ceux qui les font, n’y ayant homme qui se puisse engager pour l’avenir, beaucoup moins engager les autres à croire ce qui ne leur paraîtra pas vrai. Puis donc que les rois n’ont ni de Dieu ni des hommes, le pouvoir de commander à leurs sujets qu’ils agissent contre leur conscience, il est manifeste que tous les édits qu’ils publient sur cela sont nuls de droit, et une pure usurpation ; et ainsi les peines qu’ils y opposent pour les contrevenants sont injustes »