Politique et cynisme : Sandrine Rousseau et l'effet wake up

Sandrine Rousseau ©France 2 Complément d’Enquête

Sandrine Rousseau ©France 2 Complément d’Enquête

On se souvient peut-être du tweet de Donald Trump « Le concept de réchauffement global a été créé par les Chinois dans leur propre intérêt, pour rendre l’industrie des États-Unis non compétitive. » On sait que pour Trump, peu importe la vérité, l’enjeu c’est l’électorat. L’ère de la post-vérité inaugurée par le post-modernisme a imprudemment ouvert la boîte de Pandore : nous sommes désormais dans l’ère de la fake news et de la post-démocratie. Mais les amis de la vérité ne sont pas au bout de leur peine : voici « l’effet wake up ».

La théorisation de « l’effet Wake up »

Si dans le passé, l’idée de révolte était intimement liée à celle d’intégrité intellectuelle, Sandrine Rousseau pense que l’intégrité intellectuelle nuit à l’efficacité politique.

Explication.

Un été caniculaire

En juillet 2023, alors que le sud de l’Europe fait face à une vague de chaleur extrême, la députée écologiste Sandrine tweete qu’en Espagne, le mercure a atteint les 60 degrés, ce qui est tellement énorme qu’aussitôt les médias et la twittosphère s’en emparent.

Les militants écologistes et les scientifiques du GIEC sont amers, beaucoup sont furieux. Ils se plaignent déjà des attaques et insultes dont ils sont l’objet, du harcèlement qu’ils subissent quotidiennement. Et le gros des attaques consiste à les décrédibiliser en affirmant n’importe quoi.

Le tweet de Sandrine Rousseau interroge.


L’invention de « l’effet wake up »

Le 2 mai 2024, l’émission Compléments d’enquête dans le cadre de sa série « La guerre de l’info dans le climat », diffuse une enquête réalisée par Zoé de Bussierre et Roberto Garçon.

Les journalistes remontent le fil du climato-dénialisme : des studios d’enregistrement de Sud Radio, où les « climato-dénialistes » sont les invités réguliers de l’émission d’André Bercoff, au siège du Heartland Institute, un think-tank conservateur américain (climatosceptique, cela va sans dire) qui se consacre au développement des « valeurs politiques conservatrices, alternatives et libertariennes » et diffuse ses « manuels » dans les établissements scolaires. L’enquête révèle les stratégies d’influence (notamment dans conférences mondiales sur le climat), ainsi que la manière dont les climatosceptiques organisent le buzz et la désinformation, le tout à coup de millions de dollars.

C’est dans ce contexte que Sandrine Rousseau est invitée à commenter son tweet :

VERBATIM

Ci-dessus l’extrait de 32 secondes de la vidéo correspondant au verbatim - le langage corporel est intéressant

Journaliste : Ce tweet était-il une erreur ?

Sandrine Rousseau :

En fait la température c’était 60 º au sol en Espagne, et j’ai volontairement pas précisé au sol, parce que… …c’était une manière de créer ce que j’ai appelé l’effet wake up, c’est-à-dire… euh …de créer le débat.
Et ce tweet a généré… 6 millions… plus de 6 millions de vues. Et derrière …ben énormément…déjà du débat avec les scientifiques, et puis énormément de ridiculisation par les climato-sceptiques » 

Sandrine Rousseau lit quelques-uns des tweets :

« c’est dans ton cerveau qu’il y a cette température »,
« ça bouillonne dans ton cerveau d’artichaut »,
« 60 degrés, la sardine va griller ».


Le journaliste indique à Sandrine Rousseau que le tweet a aussi agacé les scientifiques. Un tweet de Serge Zarka, agrométéorologue et vice-président d’InfoClimat, est lu à l’écran : « Ce tweet n’a aucun juste aucun sens. Il vaudrait mieux le supprimer madame Rousseau. Cela fait du tort aux scientifiques travaillant sur le changement climatique ».


Le peuple est nul, il faut bien jouer sur ses émotions

VERBATIM

Ci-dessus l’extrait d’une minute de la vidéo correspondant au verbatim

Sandrine Rousseau :

« J’ai discuté avec eux par message… et par téléphone directement… …après ce tweet.
Mais quelque part cette espèce de… rigueur scientifique indispensable aux études scientifiques, est-ce qu’elle fonctionne dans le monde politique ? Est-ce qu’elle permet de lever les opinions publiques ?
Comment est-ce on fait pour que les vieux climato-sceptiques dans les réunions de famille, les tontons un peu lourds, puissent parler de ce sujet-là avec des gens qui sont convaincus, on ouvre un champ de discussion.
La seule arme qui nous reste, j’ai envie de dire, c’est l’émotion, le ressenti des gens, aller chercher ce qui les fait vibrer. Ça c’est pas un chiffre, je veux dire c’est pas un rapport du GIEC, qui va aller chercher les émotions. »

Qu’est-ce qui est le plus affligeant ? Une erreur que Sandrine Rousseau aurait pu commettre en se précipitant à tweeter sur la base d’une information (mal comprise) qui lui semblait une aubaine ? Ou son affirmation que la malhonnêteté paye en politique et que de la masse « des gens » ne réagit qu’à des émotions ?

Sandrine Rousseau s’inscrit ici dans cette tradition élitaire qui considère que le peuple est un « gros animal » animé de passions (Platon). Elle rejette « les gens » du côté de l’animalité puisque s’ils deviennent des êtres parlants sans qualité, tout juste propres à introduire le trouble dans le logos incarné par les élites intellectuelles à l’image des Sandrine Rousseau (chez certains élus, le mépris du peuple est un trait récurrent ; Aymeric Caron proposait déjà que l’on instaure un permis de voter qui ne serait délivré qu’après la réussite à un examen sur l’écologie).


Mais le problème est, qu’en un seul tweet de 40 signes, Sandrine Rousseau réussit à ruiner la confiance (déjà faible) du public dans les rapports des experts scientifiques. Si elle affirme, contre tout évidence, qu’il y avait 60 degrés en Espagne, c’est bien la preuve que « le réchauffement climatique est une invention des écologistes fanatiques ».

D’où la colère des scientifiques, relayée par Serge Zarka :


La leçon de Georges Orwell

« L’argument selon lequel il ne faudrait pas dire certaines vérités, car cela « ferait le jeu de » telle ou telle force sinistre est malhonnête, en ce sens que les gens n’y ont recours que lorsque cela leur convient personnellement (…). Sous-jacent à cet argument, se trouve habituellement le désir de faire de la propagande pour quelque intérêt partisan, et de museler les critiques en les accusant d’être « objectivement » réactionnaires. (…) Je crois qu’on serait moins tenté d’y avoir recours si on se rappelait que les avantages d’un mensonge sont toujours éphémères. Supprimer ou colorer la vérité semble si souvent un devoir positif ! Et cependant tout progrès authentique ne peut survenir que grâce à un accroissement de l’information, ce qui requiert une constante destruction des mythes. »1

Et en 1896, Peirce écrivait déjà :

« Lorsque la société se décompose en factions tantôt ennemies, tantôt alliées, tantôt subordonnées pour un temps les unes aux autres, l’homme perd sa conception de la vérité et de la raison. … [Il] choisit son camp et s’emploie à faire taire ses adversaires. La vérité, pour lui, c’est celle pour laquelle il se bat. »2

La leçon de Sandrine Rousseau est, qu’en politique, il faut se soucier davantage de savoir si une idée favorise son camp plutôt que de savoir si elle est vraie ou exacte. Elle n’est pas vériphobe, mais seulement indifférente à la probité intellectuelle et insensible aux enjeux de la vérité en démocratie.

Proposer, comme elle le fait, de liquider la vérité du champ du débat démocratique revient à supprimer « la dernière protection dont disposent les faibles et les plus démunis contre l’arbitraire des plus forts et des mieux armés »3. En effet, plus les mensonges, les demi-vérités, la propagande, sont répandus, moins nous communiquons vraiment. Plus nous succombons facilement à l’expédient et tromprerie, plus notre rapport à l’idée même de vérité s’affaiblit. Et plus notre volonté de chercher ou de dire la vérité s’amenuise.

La contribution de Sandrine Rousseau au renouvellement du débat démocratique aura donc été la suivante : chacun peut désormais invoquer « l’effet wake up » pour justifier ses mensonges. Du pain béni pour l’extrême droite française. Comment réveiller le peuple endormi qui ne voit pas « la menace » qui pèse sur « l’identité nationale » ? Il faut un « choc des consciences. Vite… le spectre du Grand Remplacement, effet wake up garanti. Personne n’aura menti, juste un peu exagéré pour les besoin de la cause.


Cynisme, vérité et démocratie

Mentir, c’est avancer sciemment une ou plusieurs fausses affirmations, c’est-à-dire une ou plusieurs affirmations dont vous savez qu’elles ne sont pas vraies, avec l’intention que votre public vous croie.

Présentation du cours de Claudine Tiercelin au Collège de France, année 2017 : « Défendre la démocratie, contre le sceptique, le relativiste et le cynique, c’est se situer dans un « espace de raisons », théoriques et pratiques, où l’on peut apporter des justifications et viser, non le seul consensus, mais la vérité. »4.
Tout est dit. C’est une tout autre conception de « la démocratie » qui habite la députée et universitaire Sandrine Rousseau : sa démocratie n’est que celle des crédules émotifs (et de l’influence délétère des vieux et des tontons un peu lourds). Il faudra donc agir, et plus tard gouverner, à coup de tweets sensationnels. « Wake up ! les gogos ».

Résumons les principes de Sandrine Rousseau et reconnaissons qu’en cela, elle est traditionaliste :

  • la fin justifie les moyens.
  • le peuple ne supporte pas les longues explications
  • le peuple ne comprend que le spectaculaire
  • la vertu politique est mise en scène et mensonge
  • il faut faire rêver ou faire peur, toucher les émotions archaïques

Ce credo est aussi celui des think tanks conservateurs américains, qui l’ont inventé. Sauf qu’à ce jeu les conservateurs seront toujours gagnants, parce qu’ils sont prêts à mentir effrontément.

De sorte que Sandrine Rousseau perd 6 fois :

  1. Elle est moins forte à ce jeu que les conservateurs
  2. Elle n’est pas prête à aller jusqu’à l’outrance (car elle a besoin de la vérité)
  3. En pariant sur le bobard, elle se décrédibilise
  4. Elle décrédibilise du même coup la cause qu’elle sert
  5. Elle tend les verges pour se faire battre : un fact checking suffit aussitôt à la ridiculiser
  6. Elle renforce la crédibilité des idéologues climato-dénialistes qui tiennent à jour la liste de ce qu’ils appellent les « mensonges » des écologistes.

Le déclin de la véracité et la désillusion qui en résulte ne sont pas seulement un désastre intellectuel, mais potentiellement un désastre social, et une invitation à la tyrannie. La multiplication des contre-vérités conduit à se méfier de tout ce que les autres nous disent.

Sandrine devrait quand même bien de réfléchir à un point. Maintenant qu’elle a théorisé publiquement la manière de s’adresser « aux gens », que répondra-elle, lorsque briguant leurs suffrages, ils lui demanderont : « comment vous faire confiance ? comment croire à vos discours ? Et une fois élue, qui saura quand vous mentez et quand vous ne mentez pas ?


P.S.

Je suis impressionné par la créativité langagière de Sandrine Rousseau. Et je me demande comment lui est venu cette idée d’« effet wake up », que tout bonimenteur politique pourra ranger dans son arsenal des techniques de propagande.

Dans les moteurs de recherche, la requête « wake up effect » renvoie à peu de choses, et jamais à la politique ou à la rhétorique. Le seul résultat qui « matche » (comme on dit désormais), ce sont les produits cosmétiques. Les crèmes cosmétiques du matin - celles du lever – sont appelées « wake up cream ». Deux marques, qui promettent de « réveiller » (« wake up ») l’éclat peau, ont ainsi inventé l’« effet wake up » (wake up effect). Ci-dessous, l’équivalent d’une de ces crèmes, pour homme :

Notes


  1. Georges Orwell, *The Collected Essays, Joumalism and Letters of George Orwell, *Londres, 1968, vol. IV, p. 413 ↩︎

  2. Charles Sanders Peirce, Collected Papers, 1.59 (c.1896). ↩︎

  3. Comme disait Jacques Bouveresse à propos du relativisme postmoderne dans Rationalité et cynisme, Minuit, 1984, p. 97. Cf. Rosat, Jean-Jacques, Chroniques orwelliennes, Collège de France, 2013. ↩︎

  4. Claudine Tiercelin, La démocratie ou l’espace des raisons** **(Collège de France, 2017). ↩︎