Cécile Laborie et les sportifs du cerveau

« Lire des essais de 300 pages en quelques dizaines de minutes ». Quand Le Monde enquête, le 23 mars 2024

Cécilia Laborie, journaliste, produit régulièrement des enquêtes pour Le Monde qui, pour le commun des mortels, a la réputation d’un journal plutôt sérieux, dont le contenu est fiable.

Pour le commun des mortels, encore, une « enquête » est synonyme d’investigation, de recherche en vue d’en savoir un peu plus sur quelque chose. L’idée qu’un journaliste prétendrait enquêter sans se soucier une seule seconde de la vérité et propagerait des bobards est simplement inconcevable. Les journalistes sont des gens sérieux : ils ont carte de presse et un code de déontologie ; ils font la différence entre l’information et les fausses nouvelles, et plus encore entre l’information et de simples boniments destinés à tromper un public généralement crédule.

Ce serait ignorer un autre sens du terme enquête dans le journalisme : à savoir, une démarche consistant à recueillir par tout moyen des témoignages de personnes sur une question qui donnera lieu à un article, éventuellement paré d’un titre racoleur pour déclencher un maximum de clics (et de partages sur X-Twitter ou Facebook), et faire vendre du papier.

Rappelons à ce point la définition de racoleur : (adj.) « qui cherche à retenir l’intérêt d’une façon équivoque ou grossière. » (Le Robert) ; (subst.) : « Personne qui racole, qui recrute par des moyens plus ou moins honnêtes. » (CNRTL).

Dans la mesure où l’article est « réservé » à ses abonnés, on pourrait s’attendre à ce que Le Monde leur réserve ses articles les meilleurs, ici une enquête premier sens du terme. Qu’en est-il ?
L’article de Cécile Laborie relève-t-il de l’enquête-information ou de l’enquête-racolage ?

La réponse ne fait guère de doute : du racolage et du hoax. Prétextant enquêter sur les « sports du cerveau », Cécile Laborde collecte des « témoignages » qui se comptent sur les doigts d’une main. L’enquête n’est par ailleurs nullement contradictoire : ne sont recueillis et publiés que des témoignages accréditant la validité des neuro-mythes les plus éculés. Cécile Laborie n’exprime aucune réserve, elle ne signale à aucun moment au lectorat (payant) du Monde que ce qu’elle reconnaît être un « véritable business » est simplement une escroquerie. Au contraire, elle met en avant les promesses commerciales de ce business dont l’article devient la vitrine commerciale : muscler le cerveau, « remuscler l’ego », « combattre ses complexes », prévenir « la démence » sénile !

Bien que l’article soit franchement superficiel et donc assez paresseux, le fait est que Cécile Laborie arrive à le vendre sans difficulté à la rédaction du Monde qui le publie pour ses abonnés — qui payent peut-être pour avoir autre chose que ce qu’on trouverait chez Cyril Hanouna dont les émissions de laissent aucun doute sur la nature de ce qu’il vend.

Bien entendu, Cécile Laborie introduit quelques conditionnels ici et là. Elle fait mine de rapporter des propos qui n’engagent que leurs auteurs (sans jamais porter contradiction). Elle cite un chercheur, Nicolas Marquis, dont le propos cité est si vague qu’il ne sert qu’à cautionner le supposé « travail » d’enquête (même remarque pour la neuro-psychologue citée à la fin de l’article). Dans l’ensemble c’est un article assez bien fait qui respecte les règles du genre et qu’il faudrait donner comme objet d’étude dans les écoles de journalisme et dans tous les cours d’éducation critique aux médias et de débusquage des foutaises para-scientifiques.

Propager de neuromythes

Commençons par la Une de l’article, son titre et son argument.

Entraîner son cerveau comme si c’était un athlète : « Je veux pouvoir utiliser mes capacités cognitives au maximum »
A l’heure où l’on a externalisé notre mémoire dans les smartphones, les sports cérébraux nous promettent de lire des essais de 300 pages en quelques dizaines de minutes, ou de retenir sans peine une longue liste de courses. Une optimisation des capacités cognitives censée remuscler aussi l’ego.

D’entrée, l’article sert au lectorat payant du Monde les deux fadaises que l’enquête ne remettra pas en question.

1° Il serait possible d’« entraîner son cerveau comme si c’était un athlète ».

Et le muscler « à force d’exercices pratiques », d’où l’idée des « sports du cerveau » qui est le sujet de l’enquête et commence par  « Antonin » : « à l’heure matinale où nous nous parlons, écrit Cécile Laborie, Antonin Villette, 33 ans, a déjà fait fonctionner son cerveau à plein régime ». La phrase est à l’indicatif indique que la journaliste relate donc un fait. Cécile Laborie signale même l’existence de « championnats du monde » où peuvent se mesurer « les athlètes du cerveau ».

Ce neuro-mythe très en vogue est fondé sur l’ignorance de la signification précise de ce que les scientifiques appelle la plasticité cérébrale. Dès 2012, Nicolas Baillargeon avait brocardé la fumisterie de la « Gymnastique cérébrale » (dont l’idée pas franchement nouvelle remonte aux années 70) dans son excellent article Brain Gym, légendes pédagogiques et neuromythes1, repris et actualisé en 2024, et publié sur le site de l’AFIS sous le titre Brain Gym, une légende pédagogique parmi d’autres.

Le monde de l’école et les enseignants que la faible culture scientifique prédispose à accueillir ce genre balivernes sont une cible idéale des propagateurs de neuromythes. Devenant formateur à l’INSPE de Créteil (ex-IUFM) en 2004, j’avais été effaré par la prégnance des mythes « neuro-pédagogiques », très répandus chez les enseignants du primaire mais également chez certains formateurs (ceci expliquant peut-être cela). Par exemple le mythe du cerveau trinitaire (reptilien, limbique et néorcotex), du « cerveau gauche » et du « cerveau droit », censé fonder la différenciation pédagogique et même à décider orientation scolaire et professionnelle selon les prédominances de leurs « cerveaux »2 ; des collègues enseignaient encore en 2017 à de futurs enseignants la taxonomie fantaisiste de La Garanderie classant les élèves selon leur « profil d’apprentissage » supposé auditif, visuel ou kinesthésique, croyance encore dans le milieu, y compris chez certaines inspectrices et certains inspecteurs de circonscription (qui ont probabablement été formé de la même façon).

2° Le mythe de la sous-utilisation du cerveau (et comment « utiliser ses capacités cognitives au maximum »)

Ce mythe est increvable. L’humain n’utiliserait que 10% de son cerveau. Il fonde aussi le précédent. Nous aurions des « ressources infinies » comme l’écrit Cécile Laborie mais inexploitées. Quel gâchis ! Alors que :

À force d’exercices pratiques, nous serions tous capables de lire des essais d’économie ou des romans du XIXe siècle en quelques dizaines de minutes et de retenir de nombreuses décimales de Pi.

On pense ici irrésistiblement à la boutade attribuée à Woody Allen « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire Guerre et Paix en vingt minutes. Ça parle de la Russie ». Cécile Laborie utilise le conditionnel qui singe la prudence scientifique ; mais elle se garde bien informer le lecteur que la “gymnastique cérébrale” est simplement une fumisterie et non le moyen d’augmenter miraculeusement nos capacités cognitives.

Car il s’agit bien évidemment d’un mythe, faut-il le préciser ? On pourra lire une analyse intéressante de cette croyance dans l’article Qui utilise 10 % de son cerveau ?, de S. Larivée, J. Baribeau, et J.-F. Pflieger, qui 1° évaluent l’ampleur du mythe, 2° en retracent l’origine, 3° expliquent pourquoi il ne repose sur rien, et 4° pourquoi il persiste malgré tout.

Quant à Cécile Laborie, elle nous apprend qu’Antonin, bénéficiaire d’une formation de ce type « remboursée grâce au compte personnel de formation (CPF) » — invitation discrète au lecteur de se servir de ce dispositif peu regardant sur la qualité des formations éligibles —, …a constaté « à son plus grand étonnement » qu’« en deux jours, il tripl[ait], puis quintupl[ait] sa vitesse de lecture ». Il a ensuite continué « à s’entraîner jusqu’à décrocher un titre de champion de France dans ce domaine en 2023 » et même créé « une entreprise d’éducation financière ». Success Story. Cécile Laborie présente tout cela sur le ton de l’évidence factuelle : et d’ailleurs n’est-ce pas un fait qu’il a réussi à « décrocher un titre de champion de France dans ce domaine en 2023 » ? Quels sont ces championnats ? Par qui ont-ils été créés ? Depuis quand ? Où se tiennent-ils ? Qui sont les participants ? Quel en est l’audience ou l’ampleur ? Cécile Laborie ne donne aucune information à ce sujet.

Cécile Laborie signale la diversité des méthodes pour booster les capacités du cerveau à leur maximum. Elle a une préférence pour les « cartes mentales », mais évoque aussi la fascinante méthode du « palais mental » (remis récemment au goût du jour dans l’épisode 3, saison 4, de la fameuse série britannique Sherlock).

Il faut toutefois préciser que les « cartes mentales » (mind maps) des « sportifs du cerveau » n’ont rien à voir avec les « cartes conceptuelles » (concept maps) utilisées dans l’enseignement ou la recherche. Sous les « cartes mentales » se cachent d’antiques techniques de mémorisation par association (utilisées aussi pour les tours de magie « mentale »).

La Mémoire, Clé du succès, Marabout Flash, n°95, 1962

La Mémoire, Clé du succès, Marabout Flash, n°95, 1962



Comment se souvenir de la liste des commissions ?

Cécile Laborie sait qu’un bon papier doit avoir du piquant, qu’il faut donc y mêler des anecdotes savoureuses, voire scabreuses. On n’y échappe pas avec son deuxième client, un certain Guillaume dont elle rapporte la technique :

Une fois arrivé au supermarché, pour se souvenir de sa liste de courses, il a visualisé « un âne, un piment qui crachait du feu et Rocco Siffredi vaporisant des épices avec son sexe.

Cécile Laborie explique la méthode : il associe chaque ingrédient à un personnage car, d’après cet expert, « les images qu’on retient le mieux sont souvent les plus absurdes, trash, voire sexuelles ». C’est bien simple, une fois il a dû imaginer sa « grand-mère en soutien-gorge ». Elle rassure cependant le lecteur : depuis il s’est repris et « évite d’impliquer les membres de [sa] famille pour ne pas [se] polluer d’images bizarres ». La morale est sauve.

Et si on a quand même des doutes ?

Une manière de renforcer l’adhésion au bobard est de psychologiser les résitances critiques. Cécile Laborie peut alors compter sur le témoignage de la « thérapeute »3 et coach scolaire Nadia Bouali :

Il faut d’abord « casser les “croyances limitantes” qui nous entravent dans l’épanouissement de nos capacités cérébrales »

Qualifier de “croyances limitantes” les raisons appuyées sur des preuves est une astuce bien connue utiliséequ’utilisent les gourous,les guérisseurs et autres médicastres de toute espèce. Si dans le film Limitless le héros « boostait » ses capacités grâce à une petite pilule, il s’agit ici donc de se débarasser de la raison et du bon sens qui produisent ces « croyances limitantes » et empêchent d’utiliser son cerveau à fond.
En somme : cessons d’être critiques, devenons crédules, nous serons plus intelligents. Parole d’expert. Nadia Bouali et son compagnon Kamel Kajout ne sont-ils pas « respectivement vice-championne du monde de carte mentale et double champion du monde de lecture rapide » ? comme tient à le souligner Cécile Laborie qui n’oublie pas de leur faire de la publicité en mentionnant leur livre : Ça ne tient qu’à vous ! Cultivez votre potentiel et décuplez vos performances. Tout un programme.

Kamel Kajout et Nadia Bouali, Masterclass de lecture rapide sur Youtube, offerte gratuitement à condition de s’inscrire préalablement… .

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Un bon article

L’article de Cécile Laborie est un peu comme les promesses électorales : il n’engage que ceux qui y croient. Que les vendeurs d’illusions jouent sur la souffrance, la détresse et l’anxiété de personnes en situation de vulnérabilité ne pose visiblement aucun problème déontologique.
Car encore une fois, il n’y a ni information et ni enquête dans cet article. Quand Cécile Laborie explique qu’ « il existe dans toute la France des centres de formation à la lecture rapide, à la carte mentale, aux méthodes de mémorisation » et que « les centres de formation aux sports du cerveau s’adressent même aux enfants », elle se garde bien de dire quoi que ce soit sur la nature de ces « centres », à savoir des officines commerciales comme il en pullule sur Internet.
Elle se contente de souligner les bénéfices attendus (par qui en vérité ?), offrant au passage une tribune à ces 4 témoins-commerçants qui promettent des résultats miraculeux.


Capitaliser sur l’échec scolaire

Les élèves et les étudiants en détresse scolaire (ou leur parents) sont en effet une des cibles. C’est le vieux marché des « aides » et du « soutien scolaire » à l’ampleur considérable aujourd’hui.

Mes enfants réussient mieux en classe, Marabout Flash, n°233, 1966

Mes enfants réussient mieux en classe, Marabout Flash, n°233, 1966

Les nouveaux « entrepreneur.e.s » mettent au goût du jour les vieux arguments : on parle dorénavant de « cerveau », « SmartGames », de « sports du cerveau », d’apprendre des langues en un tour de clic (et non plus en dormant avec un casque sur les oreilles). La promesse reste identique : une réussite rapide, sans efforts et spectaculaire (ce qui me fait toujours pensé à « retour de l’être aimé garanti » des cartes de marabouts sur les parebrises des autos).

Cécile Laborie Cécile Laborie expose complaisamment leur argumentaire :

Aujourd’hui, les centres de formation aux sports du cerveau s’adressent même aux enfants, avec des stages censés permettre aux écoliers, collégiens et lycéens d’apprendre à apprendre leurs leçons de façon efficace. La promesse faite aux parents ? Avec les bonnes méthodes, n’importe quel cancre pourrait devenir premier de la classe. Pour certains bambins, la formation commence encore plus tôt… De quoi prendre un peu d’avance, alors que le niveau scolaire des élèves français connaît une baisse historique, notamment en mathématiques, selon le dernier rapport PISA.

On le voit Cécile Laborie, pour soutenir l’argumentaire commercial de ses « témoins », n’hésite donc pas à se servir d’un sujet grave : l’accroissement des élèves en grande difficulté scolaire en France. Pourquoi pas suggérer qu’il faudrait pratiquer « le sport cérébral » dès la maternelle ? Justement, elle informe le lecteur que « pour certains bambins, la formation commence encore plus tôt. De quoi prendre un peu d’avance… ». Les babins qui devront se coltiner ce genre de séances remercient Cécile. Et le prix de ces séances miraculeuses ? Pas une seule fois la journaliste ne pose la question, comme si un pacte implicite la liait aux témoins de l’enquête, ce qui n’est évidemment pas le cas.

La preuve par les témoignages

Cécile Laborie donne la paroles à ses (4) grands témoins. Et d’abord à Guillaume qui, selon son propre témoignage était « plutôt bon élève à l’école » avant « déchant[er] en classe prépa », développant en conséquence un « complexe concernant [son] intelligence » jusqu’à ce que — ô miracle ! — travaillant intensivement sa mémoire, il en « arrive à être au même niveau que ceux dont le niveau intellectuel » l’impressionnait. »

D’ailleurs Nadia (coach et thérapeute), après avoir « découvert la lecture rapide et la carte mentale » et se souvenant émue d’avoir tant « galérer plus jeunes dans [ses] apprentissages », se demande « pourquoi on ne m’avait pas montré tout ça à l’école ». C’est vrai, on se le demande.

Capitaliser sur l’« angoisse de la démence »

Cécile Laborie rappelle sur un ton dramatique (qui contraste avec l’anecdote sur Rocco Siffredi) que « partout dans le monde les maladies neuro-dégénératives gagnent du terrain » et que « 10 millions de nouveaux cas de démence sont recensés chaque année ». Et « même si ces pathologies touchent surtout les plus de 65 ans, certains doutent de plus en plus tôt du fonctionnement de leur cerveau ». Nous sommes tous promis à quelque chose comme Alzheimer, et de plus en plus tôt, la maison cerveau brûle, si on peut dire.

Pour donner plus de poids à son propos, elle dit avoir interrogé une spécialiste, Sylvie Chokron (directrice de recherche au CNRS et neuropsychologue). Malheureusement on ne connaîtra jamais les questions qu’elle lui a posées ni les réponses de la scientifique. Et Cécile Laborie va-telle s’en saisir pour dévoiler enfin le pot-aux-roses et donner une bonne leçon à ses lectrices et lecteurs trop crédules ? Pas du tout.

Cécile Laborie a déjà expliqué que « notre mémoire peut si facilement être externalisée dans nos smartphones » [sic], et de de ce fait nous ne l’exerçons plus assez. C’est un lieu commun car l’utilisation d’un smartphone n’implique nullement qu’une décérébration s’ensuive ni de limiter son acticité intellectuelle à son usage (d’où la question : à qui s’adresse ce discours ?). Mais c’est manière habile de souligner la nécessité urgente d’enrayer la pente inexorable vers une sénilité de plus en plus précoce en pratiquant les « sports du cerveau ». Elle retient de l’entretien avec la chercheuse qu’une phrase confirmant son propos :

Pour la chercheuse, cette baisse de nos capacités est à mettre en lien avec nos usages des nouvelles technologies. “Au quotidien, on utilise de moins en moins notre mémoire, on va tout de suite vérifier les informations sur Internet au lieu de chercher dans nos souvenirs”.

La suite est encore meilleure. Comme il était probablement difficile d’obtenir de la chercheuse une quelconque confirmation de l’intérêt des « sports du cerveau », Cécile Laborie arrange les choses à sa manière. Elle écrit :

Pour retrouver sa mémoire et sa concentration, la neuropsychologue ne préconise pas forcément de se mettre au « palais mental » ou de se former à la lecture rapide (je souligne).

Tiens donc ! La neuropsychologue du CNRS, Sylvie Chokron, ne préconise « pas forcément» ces billevesées ? Pas forcément ? c’est-à-dire ? En bon français, c’est l’indication d’une réserve, une manière élégante d’euphémiser une pensée plus sévère. En clair, cela signifie que ces sports cérébraux, promus par les officines qui ont l’honneur de l’article, ne présentent aucun bénéfice thérapeutique – ni pour prévenir, ni pour ralentir ou guérir.4.


La conclusion humoristique de Cécile Laborie

La scientifique ayant expliqué que « pour améliorer [les] capacités cognitives », il vaut mieux proposer des situations de résolution de problème (monter un meuble, cuisiner une nouvelle recette, etc.) parce qu’elles permettent de mobiliser de nombreuses compétences cognitives, Cécile Laborie en tire la matière de sa pirouette finale, conformément aux règles de ce genre article : toujours conclure par une phrase qui fera rire le lecteur. On n’y échappe donc pas :  

Pour « booster son cerveau », un gratin dauphinois maison vaudrait bien des décimales de Pi…

Ha ! ha ! ha ! Un peu de légèreté, ça fait du bien.


Bilan

À aucun moment Cécile Laborie du journal Le Monde n’aura indiqué qu’il s’agit que de foutaises. C’est même le contraire. Si on l’interroge, elle invoquera probablement le fait qu’écrivant dans la rubrique « L’époque – Société », son article n’avait d’autre prétention que d’enquêter sur une mode de l’époque, fût-elle stupide et scandaleuse, sans avoir à se prononcer sur le contenu scientifique allégué. Une journaliste doit être neutre. L’argument a ses limites : que reste-t-il du journalisme quand plus rien ne permet de le distinguer de la propagation de foutaises destinées à mystifier le public ?

À moins que Cécile Laborie ne croit en réalité en toutes ces choses.

Le journalisme est-il condamné au bullshit ?

Non bien évidemment. J’en donnerai pour exemple un article de 2008 sur le même sujet et dont le traitement est exactement à l’opposé de celui de Cécile Laborie.
Il s’agit aussi d’un article grand public, également écrit par une journaliste, Sophie Allard, travaillant dans l’un des grands journaux francophones québécois, La Presse fondé en 1884. Ce journal est entièrement en ligne depuis fin 2017, entièrement gratuit depuis 2018 quand l’État québécois a accepté de le placer sous le régime de « la fiducie d’utilité sociale » (en clair de statut public et non plus privé, le Journal ayant été racheté à son propriétaire). C’est aussi le premier média écrit du Québec à statut explicitement non-lucratifs.  

Le titre accrocheur de l’article de Sophie Allard (Se muscler le cerveau) diffère peu de celui de Cécile Laborie. Mais après la présentation qui le suit immédiatement laisse peu de doute sur ce qu’il faut en penser :

Aimeriez-vous augmenter votre quotient intellectuel ?
Acquérir une mémoire d’éléphant ? L’industrie de la « gym du cerveau » fait ses choux gras du culte de la performance et, plus encore, des inquiétudes des boomers face au déclin de leurs facultés cognitives. À grands coups de publicité, les produits censés repousser les limites de l’intelligence - de la petite pilule au logiciel - se vendent comme des petits pains chauds. Efficace, tout ça ?

Prenant pour exemple l’appareil le « Pr2X Plus » permettant selon son promoteur de « maîtriser une nouvelle langue » comme « un jeu d’enfant » (« en claquant des doigts, vous apprendrez 500 mots par jour »), Sophie Allard sollicite elle aussi l’avis d’un chercheur :

Efficace ou arnaque, le Pr2X Plus ? “C’est de la pure foutaise. C’est basé sur des trucs farfelus. Ce ne sont que des prétentions commerciales, il faut faire attention”, prévient Yves Joanette, professeur à la faculté de médecine de l’Université de Montréal (…) aussi directeur de la recherche à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal.

Sophie Allard critique sans équivoque le phénomène de mode « gym du cerveau », dont l’industrie « connaît un essor sans précédent. » Ses lecteurs sont prévenus : attention, piège à gogos !

On peut raisonnablement en conclure que Sophie Allard a une tout autre conception du journalisme que celle de Cécile Laborie. Elle doit par exemple juger que même les sujets de « société » traitant des modes « de l’époque » doivent être traité sans complaisance et de façon critique, ce qui n’interdit nullement les traits d’humour. Elle doit encore penser que le rôle de la presse est d’éclairer le public, de l’informer honnêtement, et de le mettre en garde contre les manipulations malveillantes.

Notes


  1. Version de 2012 : Brain Gym, légendes pédagogiques et neuromythes ↩︎

  2. Quelques exemples de cette littérature fumeuse aux titres éloquents : L. V. Williams, Deux cerveaux pour apprendre : le droit et le gauche, Trad. de H. Trocmé, Ed. d’Organisation, 1986 ; D: Chalvin, Utiliser tout son cerveau : de nouvelles voies pour accroître son potentiel de réussite, éd. ESF, 1986 et du même Cerveau gauche, cerveau droit. Les neurosciences pour développer l’empathie et le leadership, même éditeur, 2013. ↩︎

  3. D’après sa présentation sur une des chaînes de radio du service public, RFI, dans l’émission Apprendre la lecture rapide, les techniques des pros↩︎

  4. Ce point est sans rapport avec l’intérêt des exercices visant à solliciter les fonctions cérébrales chez des sujets âgés. Le manque de sollicitations intellectuelles (souvent dû à l’isolement), et fonctionnelles de manière plus générale, aggravant l’état d’un patient atteint d’une maladie neuro-dégénérative. ↩︎