Régis Guyon. L’enseignement des faits religieux est une question particulièrement sensible en France, et elle a du mal à trouver sa place. Pour vous, où se situe fondamentalement le blocage ?
Serge Cospérec. Il n’y a pas blocage concernant l’étude des faits religieux comme tels, ils sont abordés dans diverses disciplines, en particulier et pour s’en tenir au collège, en histoire (monde grec et romain, naissance du judaïsme, du christianisme et de l’islam par exemple), en français (Les récits fondateurs) ou encore en histoire des arts. En revanche, l’idée d’une nouvelle discipline « L’enseignement du fait religieux » issue du Rapport de Régis Debray de 2002 a échoué pour diverses raisons, grand nombre de disciplines déjà présentes, mais surtout flou entourant la finalité et les contenus d’un tel enseignement. C’est un serpent de mer qui réapparaît à chaque fois que notre société est confrontée à des évènements ou crises liés à « la religion ». Récemment, ce sont les attentats de 2015, les actes antisémites, islamophobes ou racistes, l’interrogation sur la place de l’islam en France, qui ont redonné vie à cette idée, très confuse en réalité. Ainsi, en 2017, Emmanuel Macron, alors candidat à la Présidence, indiquait dans son programme : « Nous développerons la connaissance des différentes religions à l’école en prévoyant un enseignement spécifique sur le fait religieux ». Après l’élection, son Ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, affirmait le 8 décembre 2017, en conseil des ministres, « _la nécessité de conforter l’enseignement de la laïcité et des faits religieux à l’école _», d’introduire pour cela « l’enseignement des faits religieux » « complémentaire de l’enseignement de la laïcité », censé construire « une vision élargie des cultures et civilisations qui aide à comprendre et respecter autrui dans un esprit de tolérance au sein de l’école laïque ». Des formations ont même été mises en place, mais ce nouvel enseignement n’a jamais vu le jour. Pourquoi ? Non par la résistance — alléguée par certains — d’une laïcité butée, fermée, disons « laïciste », mais à mon sens en raison des incohérences grevant dès l’origine ce projet.
R. G. Parmi les incohérences que vous pointez, ou les malentendus possibles, n’y a-t-il pas une approche « coincé » dans l’ethnocentrisme sur les trois religions du Livre ?
S. C. Oui. La lecture des articles, livres et manuels traitant de « l’enseignement des faits religieux » donne l’impression que l’intérêt principal, sinon exclusif, se porte sur le judaïsme, le christianisme et l’islam. Deux raisons expliquent ce biais cognitif.
La première est l’instrumentalisation politique d’un enseignement, destiné « à apaiser les tensions », visant à civiliser prioritairement les « élèves musulmans » (supposés plus fanatiques ou incivils que les autres ?). Régis Debray le disait de façon alambiquée dans son Rapport en expliquant 1° que « l’inculture religieuse » était l’effet d’une « “inculture” d’amont, perte des codes de reconnaissance affectant tout uniment les savoirs, les savoir-vivre et les discernements » 2° que l’enseignement religieux devait faire partie « de toutes les panoplies permettant à des collégiens et lycéens (…) de rester pleinement civilisés » (sic) ; lors d’un débat public, il le disait clairement quand, interpellé par un professeur de philosophie déclarant « Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement, et que nous sachions si nous en sommes d’accord », il lui répondit — à la surprise générale — « mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit. »1. Exagération ? La responsable de l’association Enquête spécialisée dans la vente d’outils éducatifs « permettant aux enfants d’appréhender la question des religions et des origines sur un mode apaisé » (sic) expliquait, tout en le déplorant : «_ nous ne sommes pour l’heure majoritairement financés que pour agir dans les quartiers politique de la Ville où résident des populations souvent de confession musulmane_ ». Quel rapport avec le tropisme monothéiste ? Cette volonté de faire de cet enseignement un vecteur de tolérance conduit inéluctablement à concentrer l’attention sur les religions dont la présence est la plus importante sur le territoire national, comme l’observe Mireille Estivalèzes : « l’enjeu civique consiste à reconnaître le pluralisme culturel et religieux et, dans le respect des consciences et des différences, de favoriser la rencontre et le dialogue des élèves issus de différentes traditions religieuses, principalement du judaïsme, du christianisme, de l’islam et du bouddhisme »2 [je souligne]. Remarquons au passage que cette valorisation de « la religion », vectrice de paix, d’amour et de compassion ainsi que cette invitation à « montrer les points communs, les zones de rencontres, les convergences de l’ensemble des messages religieux »3, à «_ mettre en évidence ce qui, dans le religieux, rassemble_ » et à dire « dans la société française qui est la nôtre » « à des élèves que nous sommes tous fils d’Abraham ou d’Ibrahim » 4 relèvent toutes deux d’une jolie fable œcuménique qui, de plus, nous fait sortir de la laïcité puisqu’ils s’agit fonder la socialité une commune référence religieuse (« les Religions du Livre » comme on dit) ; ce qui nous écarte résolument de toute approche un tant soit peu scientifique tant il est difficile de se convaincre des vertus pacificatrices de la religion — et spécialement monothéistes — au regard de l’histoire passée comme contemporaine.
La deuxième raison est plus profonde : l’idée même de « la religion » véhiculée dans la formation, les discours pédagogiques, les manuels, etc. est terriblement ethnocentrique et même christiano-centrique. Prenons par exemple le livre Religions du monde entier5 proposé pour des enfants de 9-12 ans afin de les aider à « se repérer dans la diversité des religions du monde ». Déjà le sous-titre (« p_our une approche originale des grandes religions_ ») nous fait comprendre qu’il ne parlera aucunement des religions « du monde entier », mais seulement du judaïsme, du christianisme, de l’islam, de l’hindouisme, du bouddhisme et du taoïsme (selon un choix très exclusif) parce que d’après l’auteur « soit elles nous concernent au premier chef », « soit elles présentent des particularités, comme l’hindouisme avec sa multitude de dieux » (sic), ou nous invite à « vivre mieux, en harmonie avec les autres », supposé « cas du bouddhisme et du taoïsme »6. Dès le début cela se gâte : « Définition. La religion est ce qui relie les hommes à leur créateur. Elle se définit par un ensemble de croyances et de pratiques que partage une même communauté » (p. 2). On voit mal ce que peut signifier cette assertion dans le cadre de l’hindouisme, du bouddhisme ou du taoïsme. L’idée d’un dieu créateur entretenant un lien spécial (la religion) avec ses créatures n’a aucun sens dans le monde asiatique (non monothéiste), et plus généralement pour les peuples autochtones de l’Amérique du nord et du sud, la plupart de ceux d’Afrique subsaharienne, sans parler des Baruyas de Papouasie-Nouvelle Guinée, des Inuits du Grand Nord, des Toungouzes de Sibérie, etc. N’est-ce pas gênant ?
R. G. N’est-ce pas par un défaut de définition de ce que recouvre le terme de religion ?
S. C. En fait, c’est la catégorie même de religion qui fait problème : elle est grevée d’ethnocentrisme chrétien. Le terme religio est apparu dans le contexte opposant religion romaine et religion chrétienne, chacune revendiquant pour soi le statut de vera religio et accusant l’autre de superstitio7_ _; et il a fini par prendre la signification du vainqueur : le christianisme. Comme le note l’historien indien Sanjay Subrahmanyam, ce terme, initialement utilisé pour qualifier exclusivement les croyances et pratiques des habitants d’une zone géographique relativement circonscrite, l’Europe et ses marges immédiates, a connu une phase expansive du XVIe jusqu’au milieu du XXe siècle, à tel point « qu’il n’y eut bientôt plus aucun endroit sur terre auquel une forme de “religion” n’ait été attribuée, le plus souvent par un observateur ou un commentateur européen »8 ; si le terme religion a longtemps été tenu pour une catégorie, descriptive pertinente, il ajoute que « désormais, les anthropologues comme les historiens semblent hésiter avant d’affirmer que les traditions, croyances, coutumes et pratiques d’un peuple ou d’une culture donnés peuvent positivement être décrites comme appartenant à la catégorie “religion” »9. Et c’est plus qu’une hésitation. Daniel Dubuisson, historien des religions, met en garde contre l’ethnocentrisme du terme « religion » : « _Ce que nous appelons et ce que nous rangeons sous la dénomination “religion” apparaît comme une création historique originale et singulière de l’Occident chrétien : auparavant et ailleurs, cette notion et ce qu’elle rassemble idéalement en un tout homogène fait de croyances, de gestes et d’attitudes collectives, n’existent tout simplement pas. […] Le mot “religion” ne désigne donc pas quelque disposition immuable, inscrite au tréfonds de l’esprit ou du cœur humain, et que l’on retrouverait par conséquent partout, à toutes les époques. Au contraire, ce terme possède une histoire singulière qui s’est elle-même déployée dans le cadre exclusif de notre culture et de notre civilisation européenne. Voilà pourquoi aucune des définitions indigènes de ce mot, qui prétendrait posséder une valeur universelle et intemporelle, n’est en définitive pertinente. C’est pourquoi aussi les partisans d’un homo religiosus éternel et immuable sont toujours contraints de se réfugier derrière des acceptions vagues, lyriques ou mystérieuses, mais toujours inadaptées ; quand ils ne se contentent pas d’appliquer énergiquement à l’ensemble des cultures une définition très schématique, extraite en réalité du modèle chrétien _».10
Raison pour laquelle, Jean-Loïc Le Quellec, préhistorien, anthropologue et mythologue11, souligne que l’ignorance si commune de l’histoire et la fabrication de ce mot — intraduisible dans la plupart des langues du monde12, conduit à occulter le fait que « ce que nous appelons religion recouvre une notion finalement très localisée, d’origine relativement récente, et qui fut exportée dans le monde entier par l’immense cohorte des explorateurs, colons, administrateurs coloniaux, ethnologues et missionnaires occidentaux, au prix d’un abandon des vocables originellement employés, ou d’une modification radicale de leur sens ».13
R.G. Donc on regarde les religions à travers le prisme d’une seule ?
S. C. Notre conception de la religion est effectivement tributaire du christianisme14 : les notions de dieu créateur, de sacré, de transcendance, s’inscrivent dans une ontologie typiquement chrétienne distinguant nature et surnature15 (ce monde-ci et le Royaume des cieux), elles n’ont aucun sens pour la plus grande partie de l’humanité. Nous sommes très provinciaux sans le savoir. C’est ce que souligne l’historien Friedhelm Hardy, l’un des meilleurs spécialistes de l’Inde, quand il écrit : « le fait que tant d’écrits sur l’hindouisme ou le bouddhisme dans les publications des “Religious Studies” se lisent comme une parodie d’une certaine forme de christianisme pourrait bien être dû à une telle projection naïve de nos critères sur le matériel indien ».16 L’observation est plus vraie encore de nos manières de considérer des religions dites « primitives » ou « premières », termes dont le présupposé infériorisant indique une prise de distance guère manifestée quand il s’agit des « grandes religions » (et nous donnera-t-on jamais le critère d’un tel palmarès ?). Comment imaginer en effet une religion sans dieu(x) ? Une religion, avec ses rites et pratiques, où le sacré est un secret, révélé aux seuls initiés, celui de l’inexistence des esprits ou forces, mais en lesquels il faut maintenir la croyance du reste du groupe parce qu’on les initiés la « savent » nécessaire à sa perpétuation17 ?
R. G. Et l’expression « faits religieux » n’est-elle pas plus entendable ou précise ?
S. C. Elle ne vaut guère mieux car la conceptualisation qui la sous-tend reste celle du terme religion. La contradiction est donc patente : s’obstiner à parler des faits religieux « comme d’une réalité générale »,_ _écrit Jean-Loïc Le Quellec, « ce serait postuler qu’une ontologie chrétienne devrait être considérée comme universelle (…) ce serait donc répondre d’une bien mauvaise façon à l’intention d’ouverture dont témoignent souvent les utilisateurs de cette locution », « adopter cette notion, ce serait poursuivre aveuglément la funeste tradition qui vise à vouloir maîtriser le monde en considérant que ses propres catégories sont les seules qui vaillent ». Ajoutant ironiquement « à notre décharge » que « parler d’un fait religieux universel, anhistorique et valable pour tous est une forme d’ethnocentrisme dont nous avons beaucoup de mal à prendre conscience, car il s’agit de l’un de nos mythes fondateurs »18.
R. G. Comment donc assurer un enseignement des « faits religieux » ?
S. C. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que celui d’un enseignement qui, d’un côté, est censé favoriser une attitude de tolérance, d’ouverture aux autres, de décentrement vis-à-vis de ses propres représentations, mais qui repose dans le même temps sur des notions à ce point ethnocentriques. Et s’il est vrai que la laïcité exige de faire le départ entre croyances et savoirs, si l’enseignement du professeur ne peut tirer sa légitimité que de la validité épistémologique des savoirs à l’œuvre dans sa classe, il faut bien alors reconnaître que la plupart des propositions « d’enseignement des faits religieux », comme discipline à part entière, n’étaient laïques ni par leurs contenus (scientifiquement invalides) ni par leur finalités (pacification par la religion ou ré-information religieuse d’une société censée souffrir d’un manque de spiritualité19).
R. G. Une des pistes que vous soulevez est celle d’un recours au mythe. Pour reprendre votre expression, avec quels contenus et quelles finalités ?
S. C. Jean-Loïc Le Quellec est l’auteur de cette proposition pédagogique. Elle est fondée sur son expérience d’anthropologue et d’enseignant. Il l’a exposée dans quelques conférences dont je résume le propos20. Je dois d’abord préciser que le terme mythe s’entend ici au sens de l’anthropologie scientifique, à savoir, un récit, tenu pour vrai dans la culture où il s’énonce, qui nous raconte une histoire expliquant et justifiant un état du monde, (pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et doivent le rester). Les mythes nous racontent généralement l’origine de choses qui importent beaucoup aux humains (le monde a-t-il toujours existé ? Est-ce qu’il y a quelque chose ou quelqu’un qu’il l’a créé ? Est-ce qu’il a changé ? Et les humains ? Existent-ils depuis toujours ou depuis un certain temps ? Ont-ils eux-mêmes été engendrés, comment et de quoi ou par qui ? Et la différence des sexes ? Et puisque nous mourrons… qu’est-ce qui se passe après ?). Il faut relever l’écart avec l’usage scolaire qui connote presque toujours l’idée d’histoires fabuleuses, impossible à croire quand on aborde en histoire la mythologie égyptienne, grecque ou romaine ou en français les récits d’origine. C’est encore un effet de l’ethnocentrisme, car d’un point de vue anthropologique, le récit cosmogonique de la Genèse n’est ni plus ni moins mythique que celui du Popol-Vuh maya ; Rê, Seth, ou Osiris appartiennent la mythologie égyptienne comme Brahma, Vishnu et Shiva ou la mythologie hindouiste et Yahvé, Dieu ou Allah à la mythologie juive, chrétienne et musulmane21.
L’idée pédagogique est la suivante. Pour éviter les crampes mentales et débats sans fin qui surgissent dès qu’on aborde « la religion », il est nécessaire de suspendre la question de la vérité des croyances, suspendre le « j’y crois » ou « je n’y crois pas », le « c’est vrai / j’y crois » ou « j’y crois pas / c’est n’importe quoi ». Et donc ne pas commencer non plus par une distinction opposant frontalement le « croire » et le « savoir » (comme nous y invite les programmes) vécue immédiatement comme certains élèves comme une dévalorisation de « la religion », de leur croyance. Bref, faire preuve d’un peu plus de subtilité, c’est-à-dire de pédagogie. C’est ce que permet l’anthropologie. La démarche consistera à enquêter sur les mythes. On s’intéressera à un mythe (choisi en fonction de l’objectif), c’est-à-dire à une histoire (et nous aimons tous les histoires), à ce qu’il dit, puis à sa structure : peut-on distinguer des parties (par exemple un état initial des choses, un événement perturbateur, ses conséquences et un état final) ? Y a-t-il éventuellement des formules récurrentes d’ouverture ou de clôture ? On poursuivra l’enquête : y a-t-il d’autres histoires du même type, expliquant la même chose autrement ou de façon semblable ? Que disent-elles ? Quelle est leur structure ? Que constate-t-on ? Des similitudes, des différences dans le schéma narratif, la structure, le contenu ? Un de ces mythes est-il antérieur à l’autre ? Si oui, quelle hypothèse serait à prendre en compte ? Etc. On peut faire cela de manière très simple avec des élèves du primaire au lycée, en adaptant le matériel.
Où est exactement l’intérêt pédagogique ?
Comme nous l’apprend l’anthropologie, les mythes obéissent souvent aux mêmes schémas, leurs « réponses » sont souvent un peu les mêmes sans être identiques (la réflexion sur les variantes est alors aussi très intéressante). Mais surtout : l’analyse comparative permet de poser un regard objectif sur des récits différents (dont « le nôtre » peut faire partie), et donc de s’accorder sur la base d’un savoir ; car tous ces éléments sont factuels. La question de la vérité est neutralisée : Il ne s’agit plus de dire si on y croit ou si on n’y croit pas. Les conditions de la distanciation sont réunies : chacun, nolens volens, prend conscience de la particularité de ses histoires (celles qu’il tient pour vraies), comprend que ses évidences ne le sont peut-être pas tant que cela et pas du tout pour beaucoup d’autres. L’enseignant n’a pas à insister à coup d’injonctions normatives lourdaudes (« respectez la croyance des autres ! »). On est sur le terrain du savoir et des faits. Et, comme le dit encore Jean-Loïc Le Quellec, on apprend au passage beaucoup de choses sur des cultures différentes des nôtres, éloignées dans le temps ou dans l’espace. Et c’est passionnant.
Une enquête de ce type permet enfin de découvrir l’existence d’universaux constitutifs de la commune humanité : universalité des mythes (présents dans toutes cultures y compris sous des formes très contemporaines), universalité de la croyance (chacun tient son histoire pour vraie) et de l’incroyance (…et tient pour fausse l’histoire des autres), universalité de l’ethnocentrisme (et de l’incapacité à percevoir nos propres mythes).
La finalité est ainsi clairement laïque et savante : développer la capacité des élèves à prendre de la distance avec les croyances (y compris les leurs), développer leur capacité à formuler des jugements réfléchis, loin des passions et conflits, cultiver une réelle ouverture d’esprit, mélange de curiosité et d’intérêt les « histoires » des autres, dont on comprend qu’elles nous apprennent finalement quelque chose sur nous-mêmes, et en ce sens, nous changent. On est loin d’un projet minimaliste d’éducation « à la tolérance » par la « sensibilisation » à la diversité « identités religieuses » pour conduire les élèves à reconnaître « le droit de chacun à avoir la religion de son choix » ; projet qui rend peut-être plus « tolérant » (sur le mode du je vous tolère) mais pas forcément plus intéressé à la diversité de l’humanité, sans préjugé, et avec une distance critique à l’égard de ses propres convictions. Il est facile en effet de contenter chacun en présentant les « grandes religions » : chacun est assuré d’y retrouver « la sienne » (sauf les minoritaires, pour ne rien dire des athées et des agnostiques) et admet d’autant plus le droit du voisin à « avoir la sienne » que c’est la condition pour pouvoir jouir soi-même de ce droit - tout en restant convaincu, au fond, qu’il n’y a qu’une religion vraie, la sienne.
Le pari de l’école ne peut se fonder (comme toujours) que sur deux choses : le savoir, la connaissance, d’un côté ; la curiosité et l’intelligence des élèves, de l’autre. C’est bien plus stimulant et instructif que les exhortations morales la tolérance ou les prêches œcuméniques.
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Cet article reprend un entretien que j’ai donné à la Revue Diversité [En ligne], 201 | 2022, mis en ligne le 10 décembre 2022. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=2928
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Petite bibliographie
Jean Botéro, Au commencement était les Dieux, Hachettes Littérature, 2004.
Sébastien Urbanski, L’enseignement du fait religieux. École, république, laïcité, PUF, 2016.
Jean-Loïc Le Quellec, Avant nous le Déluge ! L’humanité et ses mythes, Éditions du Détour, 2021
Notes
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Compte rendu anonyme publié sur : http://www.rationalisme.org/french/communique_muslim.htm ; les propos de Debray sont également rapportés dans le Communiqué du 15 mai 2003 du Comité Laïcité République « Enseignement du fait religieux : danger pour la Laïcité » ↩︎
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Estivalèzes, M. (2009). Éducation à la citoyenneté et enseignement sur les religions à l’école, un mariage de raison ?. Diversité urbaine, 9, (1), p.49. ↩︎
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Nicolas Sarkozy, Les Religions et l’Espérance, Cerf, 2004, p. 159 ↩︎
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Dominique Borne, Actes du Colloque Religion et Modernité, 2004, p. 20 ↩︎
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Yves Bomati,_ Religions du Monde entier, _Bordas, 2002. ↩︎
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Cette présentation est extravagante. Quant au bouddhisme si sa non-violence semble être sa caractéristique, sa réalité historique (y compris celle du bouddhisme tibétain) est assez différente de l’image d’Épinal qu’en donne Hollywood (Little Bouddah) ou que s’en font les âmes occidentales en mal de spiritualité apaisante et consolante ? Voir l’utile et roboratif travail du spécialiste Bernard Faure. Idées reçues sur le Bouddhisme. Mythes et réalités, Paris, éd. Le Cavalier Bleu, 2016. ↩︎
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Cf. ces 3 articles de Maurice Sachot, « Origine et trajectoire d’un mot : religion » dans la Revue de Philosophie Ancienne 21 (2), 2003, pages 3-32 ; « “Religio/superstitio”. Historique d’une subversion et d’un retournement », dans la Revue de l’histoire des religions, tome 208, n°4, 1991. pages 355-394 ; « Comment le christianisme est-il devenu _religio _? », Revue des Sciences religieuses, 59, 1985, pages 95-118. ↩︎
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Subrahmanyam Sanjay, « La « religion », une catégorie déroutante : perspectives depuis l’Asie du Sud », dans ASDIWAL. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, n°9, 2014, p. 79. En ligne : https://www.persee.fr/doc/asdi_1662-4653_2014_num_9_1_1022 (il enseigne à l’Université de Californie et au Collège de France). ↩︎
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_Ibid. _p. 80. ↩︎
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Daniel Dubuisson, Dictionnaire des grands thèmes de l’Histoire des religions, éd. Complexe, 2004, Introduction. ↩︎
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Il a notamment co-dirigé avec Bernard Sergent le formidable Dictionnaire critique de mythologie (CNRS Éditions, 2017,) ↩︎
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Dans celles, évidemment, qui n’ont pas construit un équivalent par dérivation de religio. Dans son article (cité ci-dessous), Jean-Loïc Le Quellec donne un aperçu des difficultés de traduction dans les langues africaines, en arabe, en mandarin, dans les langues indiennes (bengali, gujarati, népalais, panjabi), en russe et dans les langues slaves. ↩︎
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Jean-Loïc Le Quellec, « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes », In : L’anthropologie pour tous, actes du colloque du 6 juin 2015, p. 23. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01199427/document ↩︎
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Pour une réfutation rigoureuse de la prétention d’universalité associée à la notion de religion, voir Daniel Dubuisson, L’occident et la religion, éd. Complexe, 1998. ↩︎
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Sur la pluralité des ontologies, voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, (2004) ↩︎
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Friedhelm Hardy, The Religious Culture of India, Cambridge University Press, 1994, p.12-13 (décédé en 2004, il enseignait au King’s College de Londres). ↩︎
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C’est le cas des Aborigènes d’Australie, voir Alain Testart, De la nécessité d’être initié. Rites d’Australie. Nanterre, Société d’Ethnologie, 1992. ↩︎
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Jean-Loïc Le Quellec, « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes », In : L’anthropologie pour tous, actes du colloque du 6 juin 2015, p. 27. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01199427/document ↩︎
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Discours très prégnant au cœur même de l’institution scolaire, par exemple chez Abdenour Bidar, Inspecteur Général de l’Éducation Nationale, ex-chargé de mission “Laïcité” à la DEGESCO, membre du “Conseil des sages de la laïcité”, qui prône une « laïcité existentielle » nourrit de « spiritualité » religieuse. ↩︎
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Pour se former à l’approche anthropologique des mythes, je recommande son très pédagogique Avant nous le Déluge ! L’humanité et ses mythes (Éditions du Détour, 2021). ↩︎
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Pédagogiquement, pour éviter de heurter les élèves, on pourra utiliser différer l’utilisation du terme mythe, utiliser des périphrases (« on va s’intéresser aux récits qui raconte l’origine de ceci ou cela… ») ; après l’étude de quelques mythes et quelques mots d’explication sur l’anthropologie, l’introduction du terme mythe se fera sans problème. ↩︎